En 1958, un professeur émérite de l’Université de l’Alberta était congédié sommairement, après avoir étalé publiquement ses positions politiques. Seize de ses collègues, outrés de cette atteinte à la liberté d’expression, démissionnèrent en bloc pour protester.

Le professeur en question s’appelait Harry Crowe. C’est le nom que l’Association canadienne des professeurs d’université (ACPU) a choisi de donner à une fondation qu’elle a créée et qui permet d’organiser, à tous les deux ans, un colloque d’importance centré sur les questions de liberté académique.

À l’aide! Je veux atteindre les étoiles…
mais je suis prisonnier sous un microscope!

Cette année, le colloque avait lieu à Toronto, en janvier dernier. Il réunissait près d’une centaine de personnes en provenance d’une cinquantaine d’établissements universitaires du Canada, des États-Unis et du Royaume-Uni. Une panoplie de témoignages de la part des participants ont permis de brosser un tableau fort inquiétant de la tendance internationale actuelle, en enseignement supérieur, vers une imputabilité tous azimuts.

Au nom du bien public, qui décidément a le dos large, on observe en effet au plan international une propension des gouvernements à mettre en place un vaste système d’évaluation des établissements universitaires, dans le noble but de pouvoir attester de la qualité de ces derniers. Il ne s’agit d’ailleurs pas que des gouvernements: pareille tendance est observable à l’échelle internationale et l’OCDE développe par exemple tout un programme qui ambitionne, entre autres, d’établir cette mesure et cette comparabilité dans le grand réseau des établissements universitaires¹. On se dirige de la sorte tout droit vers une sorte de palmarès mondial des universités², une dérive dont les effets pervers sont de plus en plus décriés.

Au premier chef, on doit citer celui d’une uniformisation des modes de pensée, qu’on pourrait appeler «l’effet palmarès». Qu’on le veuille ou non, le fait d’établir de prétendus critères de qualité impose aux établissements toute une série de valeurs et de paradigmes, qui deviennent peu à peu les seuls diktats de développement ou d’amélioration des établissements.

«À titre d’exemple – cite la spécialiste Susan Robertson, de l’Université de Bristol – on peut parler du critère de rentabilité. Dans les universités, il est de moins en moins question de la contribution universitaire à l’avancement du savoir, qui se mesure entre autres par le nombre et la qualité des publications et des recherches, mais bien davantage par le caractère économiquement utilisable des résultats de la recherche : nous sommes entrés de plain-pied dans une logique utilitariste.»

Aux fins d’évaluation des universités, tout est sous la loupe et le plus souvent orienté vers la concurrence : il faut attirer un maximum d’étudiantes et d’étudiants étrangers, gagner la course à l’attraction des cerveaux, développer de nouveaux campus d’une même université, recruter des professeurs de calibre international. Voilà tout ce qui compte, au détriment d’une mission sociale plus large et d’une véritable responsabilité, qui devraient primer, compte tenu de l’importance grandissante de l’éducation dans les sociétés modernes. Le défi réel de l’enseignement supérieur, c’est la démocratisation, pas la commercialisation.

Autre effet immédiat de l’obsession d’évaluation: une approche clientéliste affichée, qui va de pair avec les hausses différenciées des droits de scolarité et une hausse dramatique des places réservées à celles et ceux qui peuvent payer.

L’obsession de l’évaluation des établissements est en passe de bouleverser le monde des universités et des collèges. Dans certains pays, on pourrait prétendre que c’est déjà chose faite. Au Royaume-Uni et dans plusieurs états américains, les fonds publics sont dévolus aux universités et collèges sur la base de ces évaluations, l’éducation supérieure étant littéralement traitée comme un objet économique. La hauteur des droits de scolarité, par exemple, constitue un «indicateur de qualité», si bien que les subsides gouvernementaux sont plus bas pour les établissements dont les droits sont… les moins élevés ! Paradoxalement, alors que le discours officiel évoque la «qualité universitaire», on ne brasse que des données quantifiables (nombre de candidates et de candidats refusés, taux de réussite et de diplomation, retombées économiques de la recherche, viabilité financière des programmes). Le rôle social de l’université est complètement évacué.

Une industrie florissante
Pendant que le débat se corse – entre les tenants d’une imputabilité renforcée comme vecteur d’une « meilleure efficience » et celles et ceux qui la montrent du doigt comme cause d’une perte sensible de liberté académique et d’autonomie – une gigantesque industrie de «l’accountability» est en train de se développer.

Aux États-Unis et au Royaume-Uni, plusieurs agences privées sont en effet chargées d’évaluer périodiquement les différents établissements, souvent dans le cadre d’un renouvellement d’accréditation. Outre l’imposant travail que cela impose aux établissements – on parle parfois de rapports à fournir comportant des dizaines de milliers de pages! – il va sans dire que ces opérations conditionnent largement les décisions prises par les établissements.

Une tendance qui nous rattrape
Nous ne sommes pas si loin, au Québec, de la situation décrite ci-haut. Citons la probabilité de l’imposition des lois 38 et 44 sur la gouvernance des universités et des cégeps, qui entendent imposer un modèle uniforme de gouvernance et augmenter le dispositif général d’imputabilité des établissements. Citons la saga de l’évaluation des enseignements, dans les cégeps, qui est elle aussi un écho tangible de la tendance vers davantage de contrôle. Quant au recours à l’entreprise privée, le recours à CIREPE³ dans les collèges en constitue un exemple. Le temps n’est peut-être pas si loin où quelqu’un aura l’idée de confier les mandats de la Commission d’évaluation de l’enseignement collégial à une firme privée!

À la lumière de ces constats, il apparaît plus important que jamais, au Québec comme ailleurs, de questionner les orientations gouvernementales en matière de reddition de comptes et de poursuivre le travail de sensibilisation entrepris par les organisations syndicales, entre autres, afin de s’assurer que la mission première de l’enseignement supérieur soit pleinement préservée.


  1. Il s’agit de l’AHELO (Assessment of Higher Education Learning Outcome).
  2. Il en existe d’ailleurs déjà un, connu sous le nom du palmarès de Shanghai.
  3. Centre d’intervention et de recherche en évaluation du personnel enseignant.