Avril 2008 – Personne ne nierait que les enseignantes et les enseignants ont un rôle majeur à jouer dans les apprentissages que font les jeunes à l’école. Mais les conclusions politiques à tirer d’un tel constat peuvent varier grandement suivant le discours qui leur sert de fond! Dans un contexte où l’État attend toujours plus, tout en investissant moins, où on s’évertue à fixer des cibles de réussite et de diplomation pour se mesurer localement et internationalement, où le recrutement et la rétention sont devenus des défis dans une profession qui demande d’être revalorisée, voilà que, dans certains pays, on semble céder au mirage de la rémunération au rendement.

Le discours du nouveau management public

Fort de l’idée que le modèle concurrentiel de l’entreprise privée devrait s’appliquer à toutes les formes d’organisations et que l’efficacité de toute activité humaine, y compris la relation pédagogique, peut être mesurée à l’aulne d’une «valeur ajoutée», le discours de la «réingénierie» des services publics fait son chemin. Il y a certes différents modèles, des variantes de ce discours, une sensibilité plus ou moins grande à la complexité des relations humaines – du «capital humain» -, mais les mots-clés restent les mêmes: performance axée sur les résultats, productivité maximale des sommes investies, évaluation du rendement et contrôle de la qualité.

Dans l’école conçue comme une entreprise, l’être humain est un facteur de production parmi d’autres. Si, jusqu’ici, l’attention s’est surtout portée sur les résultats des élèves pour mesurer l’efficacité d’un système d’éducation, le regard se tourne maintenant de plus en plus vers le professeur. L’OCDE rendait public, en 2005, un rapport intitulé Le rôle crucial des enseignants : attirer, former et retenir des enseignants de qualité qui fait état des préoccupations de différents pays à cet égard. On y trouve différentes avenues pour dynamiser la profession enseignante, dont les statuts différenciés et des moyens de récompenser les professeurs les plus efficaces. L’Institut économique de Montréal – qui, malgré son nom pompeux, ne reflète que les préoccupations de quelques intérêts privés – suggérait, en janvier 2008, de «mettre en place un système de rémunération pour les employés de l’État selon lequel les augmentations annuelles se feraient à 50% en fonction de la hausse du coût de la vie et à 50% selon le rendement et le mérite».

Une approche réductrice et calculatrice
Dans cette foulée, certains pays ont implanté ou sont à implanter une forme de rémunération au mérite à l’enseignement primaire et secondaire – parmi ceux-ci les États-unis, le Royaume-Uni, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. Le débat fait rage actuellement à plusieurs endroits chez nos voisins du sud. Plusieurs états et districts ont adopté une telle perspective, ou l’ont mise à l’étude, non sans une opposition parfois féroce des enseignantes et des enseignants. Selon les ténors de ce mode de rémunération – dont le but est en fait de garder les meilleurs et de décourager les autres – le système ne fonctionne que si peu de candidats reçoivent un supplément de salaire, ou une prime, et si ce supplément est significatif. Le plus souvent, la mesure du rendement se fait sur la base des résultats des élèves aux tests standardisés. Certains enseignants peuvent ainsi hausser leur salaire de jusqu’à 10 000$ par année. À titre d’exemple, à l’école élémentaire Meadowcliff dans l’Arkansas, pour chacun de ses étudiants dont le taux de réussite a augmenté de 4% pendant l’année – basé sur les résultats au Stanford test – le professeur reçoit 100$, de 5 à 9%, 200$, de 10 à 14%, 300$, et plus de 15%, 400$. Les sommes proviennent d’une fondation privée¹. Dans d’autres cas, elles peuvent aussi provenir d’une hausse locale de taxes ou du budget fédéral.

Que les salaires des professeurs soient insuffisants, on en conviendra. Mais, rattacher une hausse ou un supplément de salaire à une mesure de la performance individuelle des enseignantes et des enseignants, en axant le jugement sur les résultats des élèves, c’est déjà fort discutable sur le plan éthique, mais c’est aussi faire abstraction de tous les facteurs qui contribuent à la réussite, du milieu dans lequel se font les apprentissages, aux influences croisées, à l’esprit d’entraide, et nous en passons. Loin de constituer une approche de revalorisation de la profession, cette mentalité de la rémunération réduit la motivation des professeurs au gain monétaire potentiel. Il y a, derrière une telle perspective, l’impression que peu importent les conditions générales de travail, c’est la cupidité individuelle qui peut le mieux assurer un bon enseignement. Sans compter évidemment la bureaucratie qu’exige une telle approche afin de tenir compte du «rendement» de chaque individu: il faut tout ficher. D’autres systèmes sont aussi à l’essai, mais il semble que ce soit le plus largement retenu à cause de sa soi-disant objectivité.

Une approche décriée
Cette approche qui promeut la compétition entre les professeurs est en quelque sorte le corollaire de l’émulation interinstitutionnelle et s’inscrit dans l’illusion que la concurrence retient les meilleurs et décourage les médiocres. Nonobstant la qualité des critères utilisés et les valeurs qui sous-tendent un tel système, a-t-il un avenir?

D’une part, il contribue à accroître grandement les écarts salariaux², d’autre part il va à l’encontre des efforts concertés pour venir en aide aux élèves en difficulté. L’Internationale de l’éducation, lors de son 5e Congrès mondial en juillet 2007, s’est préoccupée de cette question³ et en a dénoncé l’idée. Aux États-unis, comme en d’autres endroits où ce système se répand, bien des syndicats se sont prononcés contre, mais les pressions ont souvent été telles que, devant son imposition, ils ont préféré s’assurer d’en réduire les effets pervers.

Heureusement, au Québec, à part quelques universités, la question n’est pas à l’ordre du jour. Mais quand ça bouge ailleurs, mondialisation et standardisation obligent, il faut demeurer alerte!


  1. D. Henninger, «Pay for performance», The Wall Street Journal, 14 octobre 2005, http://www.opinionjournal.com/columnists/dhenninger/?id=110007406 .
  2. Se penchant sur l’effet de la tendance croissante du salaire au rendement aux États-Unis, des chercheurs concluent que «the growing incidence of performance pay accounts for 25 percent of the growth in male wage inequality between the late 1970s and the early 1990s». T. Lemieux, W.B. Macleod, D. Parent, «Performance Pay and Wage Inequality», http://www.econ.ubc.ca/lemieux/papers/ppsept06.pdf .
  3. La privatisation déguisée dans le secteur éducatif public, rapport préliminaire établi par Stephen J. Ball et Deborah Youdell, Institute of Education, University of London, présenté à l’Internationale de l’éducation, 5e Congrès mondial, juillet 2007.