Vers des universités cotés en bourse?*

Février 2008 – On connaît déjà, au Québec, ce palmarès douteux des écoles secondaires, qui vient chaque printemps hanter les directions d’écoles et faire saliver les tenants de la sélection scolaire, en imposant cette démonstration implacable de logique : quand on choisit les meilleurs, on obtient les meilleurs résultats. La Palice serait fier de l’Actualité!

Grâce à on ne sait qui et aux constantes représentations syndicales, les cégeps ont – jusqu’ici – évité cet exercice malsain¹. Il y a certes la Commission d’évaluation de l’enseignement collégial (CEEC). Celle-ci s’en tient toutefois à attribuer des résultats typés («satisfaisant» ou «à améliorer») à nos établissements collégiaux à partir d’éléments ciblés soumis à son œil scrutateur: les politiques d’évaluation des programmes, les politiques d’évaluation des apprentissages, etc.

Mais il se développe présentement, dans le circuit international de l’enseignement supérieur, une volonté d’évaluer les établissements, en appliquant aux universités le modèle de PISA, une étude menée à intervalles réguliers par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) pour mesurer les acquis scolaires des élèves de 15 ans. Cette étude mène forcément à des comparaisons – dont on se targue jusqu’ici, au Canada.

Ainsi, à la suite de la réunion des ministres de l’éducation à Athènes en 2006, l’OCDE a lancé une étude sur la possibilité de développer un outil capable d’évaluer l’efficacité de l’enseignement dispensé dans les institutions d’enseignement supérieur. Motif: un tel instrument «pourrait fournir un outil puissant aux gouvernements des États membres pour évaluer l’efficacité et la compétitivité internationale de leurs institutions, systèmes et politiques de l’enseignement supérieur d’après les performances des autres pays, d’une manière qui reflète mieux les multiples objectifs de l’enseignement supérieur et ses apports à la société.» Le comité d’experts formé pour étudier la faisabilité du projet compte, il va sans dire, de nombreux partisans des tests normalisés.

Où vont les universités?
Les problèmes posés par une telle entreprise sont nombreux, nous y reviendrons plus loin. Mais au-delà des enjeux concernant la crédibilité et la faisabilité d’une telle opération, une question centrale doit être soulevée. Si on peut convenir que, dans les grandes lignes, la triple mission des universités (enseignement, recherche et services à la communauté) est relativement la même à travers le monde, est-il pour autant juste et légitime d’élaborer des normes qui entendraient rendre compte de la réalisation de cette mission compte tenu des conditions très différentes des sociétés dans lesquelles elle se concrétise, et de l’autonomie nécessaire dont doivent jouir les universités quant à sa réalisation?

L’Allemagne et la France ont récemment décentralisé leurs politiques d’encadrement des universités, afin d’inciter ces dernières à la compétition. Certes, les universités font déjà l’objet de certaines comparaisons, notamment dans le domaine des performances en recherche. En matière de qualité de formation, les universités ont, bien sûr, une réputation, mais nous sommes loin d’un classement réputé reposer sur des critères objectifs!

Le débat est vaste et il rejoint, en quelque sorte, celui qui a cours au Québec sur la gouvernance des établissements d’enseignement supérieur. Débat qui, soit dit en passant, est lancé de bien mauvaise manière, par l’instrumentalisation de la crise de l’UQAM dans le but d’associer la présence d’administrateurs en provenance de l’extérieur (le plus souvent du milieu des affaires) à une gestion prétendument plus neutre : on voudrait faire rimer « administrateurs de l’extérieur » avec «objectivité». Il est difficile de ne pas faire le lien avec le processus de mondialisation et tout ce qu’il génère à la fois et – paradoxalement – en concurrence exacerbée et en uniformisation des pratiques, dans le domaine du savoir et de sa commercialisation.

Déjà, le domaine de la recherche universitaire est dominé par l’influence omniprésente d’intérêts privés. À l’heure où le monde du travail est avide de bachelières, de bacheliers, de docteures et de docteurs, les impératifs de transparence et d’imputabilité qui découlent du financement public des universités pourraient bien servir de prétexte à une entreprise de « domestication » de l’enseignement supérieur. Les débats entourant les droits de scolarité ne se réfèrent-ils pas systématiquement au paradigme du capital humain?

Une orientation à combattre
Quelles universités seront, à l’aune d’un système d’évaluation généralisé, celles qui seront dites performantes? Derrière la volonté affichée d’une saine reddition de compte se cache – mal – la volonté d’édicter les orientations à suivre pour que l’investissement public rapporte bien. Ne s’agit-il pas, dans les faits, de faire pression sur les gouvernements des pays dont les établissements afficheraient de «mauvaises performances», selon les normes imposées, pour les amener à une conception de l’université qui correspond davantage aux besoins du marché?

Dans ses interventions auprès de l’OCDE, l’Internationale de l’éducation (IE) a relevé toute une série d’obstacles méthodologiques à la prétention de mesurer par des tests standardisés la qualité des enseignements dispensés par les universités. Mais par delà ces critiques, elle a surtout tenté de souligner la dimension politiquement contestable de l’entreprise.

Comment, d’abord, penser réalisable une grille d’évaluation unique capable de fournir des mesures pertinentes et comparables à travers toutes les cultures, langues, disciplines et institutions et niveau de financement des universités des pays de l’OCDE? Plus encore, même si ces obstacles méthodologiques pouvaient être surmontés, il resterait toujours la question de savoir si un test normalisé constitue un moyen approprié d’évaluer l’apprentissage. De nombreuses recherches indiquent que toute mesure normalisée de l’apprentissage comporte de sérieuses limites et qu’elles aboutissent presque invariablement à des mesures trop simplistes. Or, à cette enseigne, ce qui est vrai dans le monde de l’éducation de base le serait encore plus à l’enseignement supérieur.

Les conséquences politiques de cette démarche nous semblent claires. Les évaluations externes normalisées soulèvent d’importantes questions concernant l’autonomie professionnelle du personnel académique, alors même que la qualité des institutions de l’enseignement supérieur est traditionnellement évaluée selon des contrôles rigoureux et réguliers par les pairs. Une telle approche contribuerait à éloigner les établissements universitaires d’une gouvernance collégiale qui, déjà, est remise en question par de soi-disant principes d’objectivité. Quant aux résultats de tests standardisés, forcément simplistes, ils reflèteraient moins la «qualité» de l’enseignement dispensé que des différences dans les normes d’admission ou les statuts socio-économiques des étudiantes et des étudiants. De tels résultats peuvent facilement être fort mal interprétés et servir ensuite de prétexte à des décisions politiques d’un tout autre ordre.

De la même manière qu’on a pu encourager des enseignantes et des enseignants à adapter leur enseignement afin de répondre de manière adéquate aux tests, on craint le jour où des universités seront enjointes de modifier la conception qu’elles ont bâtie de leur mission pour mieux s’ajuster aux valeurs qui sous-tendraient des évaluations normatives venues d’ailleurs.

Un classement mondial des universités serait forcément réducteur et pousserait les établissements vers une concurrence forcenée pour améliorer leur classement. À quand les universités cotées en bourse?²

Il faut espérer que les pressions de l’IE, qui peut parler au nom de près de 30 millions d’enseignantes et d’enseignants à travers le monde, empêcheront que ce projet ne soit lancé en coulisse, sans débat public. Il ne faudrait pas que la communauté universitaire soit placée un jour devant le fait accompli que de nombreux établissements participent à un processus d’évaluation peu sérieux et dont les conséquences pourraient être graves. Pour éviter ce genre de cirque, il faut compter sur la sensibilisation continuelle du milieu de l’éducation à des enjeux qui, eux aussi, se mondialisent.


* Ce texte reprend de larges pans d’un projet de communication de l’Internationale de l’éducation, présenté dans le cadre de la VIe conférence de l’enseignement supérieur et de la recherche, tenue à Malaga en novembre 2007.

  1. Il y a quelques années, Actualité a commencé son palmarès avec les cégeps; son attention s’est depuis détournée vers le secondaire.
  2. Il en existe déjà, notamment la «chaîne» d’universités privées Laureate, qui a son indice NASDAQ !