La sĂ©lection et l’orientation prĂ©coce: des facteurs d’inĂ©galitĂ© sociale?
Des chiffres qui font rĂ©flĂ©chir…
Ă€ la vision d’une Ă©cole dĂ©mocratique, ouverte Ă tout le monde, qui offre des chances et des moyens Ă©gaux dans un environnement Ă©ducatif favorable, on sent de plus en plus se substituer un discours du libre choix de l’Ă©cole, d’une diversification hâtive des parcours scolaires et d’une multiplication des programmes Ă la carte, avec la sĂ©lection qui s’ensuit. Il s’agit d’une vision plus clientĂ©liste, plus utilitariste de l’Ă©cole basĂ©e sur la suprĂ©matie du client et de ses choix individuels. Cela se traduit par une tendance Ă introduire dans le système d’Ă©ducation un «quasi-marché» qui se caractĂ©rise par une concurrence accrue entre les Ă©tablissements et une gestion basĂ©e sur des indices d’excellence, qui font fi des inĂ©galitĂ©s sociales et des contraintes Ă©conomiques qui constituent pourtant des problĂ©matiques de fond.
Le comitĂ© Ă©cole et sociĂ©tĂ© de la FNEEQ a organisĂ©, au printemps 2006, une large rĂ©flexion autour du thème «Une Ă©cole pour tout le monde». Fruit de ces dĂ©bats, des recommandations importantes ont Ă©tĂ© adoptĂ©es au conseil fĂ©dĂ©ral de janvier 2007, notamment celle de chercher Ă Ă©liminer progressivement la sĂ©lection Ă l’entrĂ©e pendant la scolaritĂ© obligatoire, tant au public qu’au privĂ©, et de demander au gouvernement de modifier le rĂ©gime pĂ©dagogique pour que la diversification des voies ne puisse commencer avant la fin de la troisième secondaire.
C’est une rĂ©flexion sur le caractère tendancieux de ces pratiques qui a amenĂ© la FNEEQ Ă s’inquiĂ©ter de l’avenir d’un système d’Ă©ducation dont on veut qu’il soit de plus en plus ouvert et dĂ©mocratique. Il s’agit lĂ d’une quĂŞte perpĂ©tuelle et la vigilance s’impose dans un monde oĂą plusieurs voudraient placer les choix individuels au-dessus du bien-ĂŞtre collectif.
Il y a maintenant des chiffres plutĂ´t troublants qui viennent alimenter ce travail de rĂ©flexion que nous avons entrepris. S’il faut toujours ĂŞtre prudents avec les statistiques et les liens de causalitĂ© qu’on cherche Ă en extraire, une Ă©tude de Nico Hirtt parue en septembre 2007Âą portant sur les systèmes Ă©ducatifs europĂ©ens, et par consĂ©quent de grands ensembles, semble confirmer l’effet de sĂ©grĂ©gation et d’inĂ©galitĂ© sociale de certains choix en matière d’Ă©ducation. «L’Ă©tude met en Ă©vidence une très forte corrĂ©lation positive entre le degrĂ© de reproduction sociale des systèmes d’enseignement et leur organisation sur base d’un «quasi-marché». Elle montre Ă©galement combien la combinaison du libre choix et de procĂ©dures de sĂ©lection/orientation prĂ©coces nuit Ă l’Ă©quité».²
L’Ă©tude se base sur des chiffres produits par le programme PISA (Programme international pour le suivi des acquis des Ă©lèves) et retient les rĂ©sultats en mathĂ©matiques des Ă©lèvesÂł – en fin de parcours scolaire obligatoire – pour une quinzaine de pays ouest-europĂ©ens. L’auteur construit, sur la base des donnĂ©es de l’enquĂŞte, un «indice de dĂ©termination sociale des performances scolaires». En gros, cela indique, pour un pays donnĂ©, dans quelle mesure la performance scolaire est liĂ©e Ă l’origine sociale, et partant, dans quelle mesure le système d’Ă©ducation est Ă©quitable. Ainsi, dans un pays donnĂ©, si le fait de venir d’un milieu dĂ©favorisĂ© se conjugue avec une forte probabilitĂ© d’avoir de mauvais rĂ©sultats scolaires, alors on peut questionner l’Ă©quitĂ© du système. Les rĂ©sultats varient entre les pays retenus. Par exemple, la relation est la plus faible en Finlande et la plus forte en Allemagne et en Belgique.
L’auteur note que les explications Ă ces diffĂ©rences entre pays peuvent ĂŞtre de plusieurs ordres et s’attache Ă examiner plus particulièrement deux facteurs: «le degrĂ© de libertĂ© dans le choix d’un Ă©tablissement scolaire et l’âge du premier «palier» qui divise les Ă©lèves en filières d’enseignement sĂ©parĂ©es». Nous n’entrerons pas dans le dĂ©tail des variables4 dont l’auteur s’est servi pour construire un «indice de libertĂ© de choix». Mais on constate un lien très fort entre cet indice et l’«indice de dĂ©termination sociale». C’est-Ă -dire que plus la libertĂ© du choix de l’Ă©tablissement est grande, plus le degrĂ© d’inĂ©galitĂ© sociale est Ă©levĂ©.
Prenant ensuite, pour chaque pays Ă©tudiĂ©, l’âge oĂą s’effectue la première orientation vers des filières sĂ©parĂ©es, l’auteur trouve encore un lien significatif : plus cette diffĂ©renciation se fait Ă un âge prĂ©coce, plus le degrĂ© d’inĂ©galitĂ© sociale est Ă©levĂ©. En conjuguant la libertĂ© de choix et l’âge de la première sĂ©lection dans un «indice d’Ă©cole commune», l’auteur constate que cela «permet d’expliquer 66% des diffĂ©rences entre pays europĂ©ens quant Ă la dĂ©termination sociale des performances scolaires».
Ă€ partir de son analyse, il distingue trois groupes de pays: un groupe ayant des systèmes Ă©ducatifs fortement sĂ©grĂ©guĂ©s qui se caractĂ©risent par une grande libertĂ© de choix et une sĂ©lection prĂ©coce; un autre groupe intermĂ©diaire; et enfin une groupe dit d’«école commune» oĂą il y a peu de libertĂ© de choix et une orientation tardive dans le parcours scolaire.
Et l’auteur de conclure: «Nous avons en effet clairement établi que, dans le contexte des pays industrialisés avancés d’Europe occidentale, une augmentation de la liberté de choix en matière d’enseignement primaire et secondaire se traduit en moyenne par une augmentation importante de la détermination sociale des prestations scolaires, donc de l’inégalité. De même, une sélection plus précoce des élèves en filières hiérarchisées conduit également à une croissance des inégalités dans l’enseignement».
Cette Ă©tude ajoute aux apprĂ©hensions formulĂ©es dans le document FNEEQ Une Ă©cole pour tout le monde [5], dans lequel on retrouve d’importantes prĂ©occupations concernant les effets pervers de la sĂ©lection et des dangers d’une orientation trop prĂ©coce et du libre choix de l’Ă©cole. «On assiste ainsi Ă une rĂ©organisation Ă©conomique des populations scolaires, ce qui concourt Ă la hiĂ©rarchisation des Ă©coles sur la base du potentiel des Ă©lèves et des origines socioĂ©conomiques. Les enfants des familles aisĂ©es se retrouvent dans certaines Ă©coles, tandis que celles et ceux qui ont de la difficultĂ©, ou provenant de familles moins favorisĂ©es, restent dans les autres.»6
Voir le système d’Ă©ducation comme un «quasi-marché» qui offre des services sur une base concurrentielle Ă des individus qui font des choix d’Ă©tablissement en fonction de leurs moyens et ambitions personnelles est par consĂ©quent incompatible avec une vision de l’Ă©cole pour tout le monde qui confère Ă l’État l’obligation de s’assurer d’un accès Ă©gal aux mĂŞmes conditions d’apprentissage dans un environnement qui promeut le dĂ©veloppement de la personne et du citoyen pour un mieux-vivre collectif.
- «Impact de la libertĂ© de choix sur l’Ă©quitĂ© des systèmes Ă©ducatifs ouest-europĂ©ens», Nico Hirtt, Appel pour une Ă©cole dĂ©mocratique (Bruxelles), septembre 2007.http://www.ecoledemocratique.org/article.php3?id_article=414 Sur ce site, on trouvera un article de vulgarisation de l’Ă©tude «Carte scolaire, collège unique… Les chiffres qui condamnent la politique Ă©ducative sarkoziste» de l’auteur de l’Ă©tude et les rĂ©sultats de sa recherche.
- « Impact de la libertĂ© de choix sur l’Ă©quitĂ© des systèmes Ă©ducatifs ouest-eupĂ©ens, Nico Hirtt, Appel pour une Ă©cole dĂ©mocratique (Bruxelles), septembre 2007, p.1.
- Il s’agit d’un ensemble d’enquĂŞtes triennales produites par l’OCDE pour comparer les performances des systèmes Ă©ducatifs des pays membres en matière de lecture, de mathĂ©matiques et identifier les facteurs de succès. L’Ă©tude porte sur la vaste enquĂŞte internationale de 2003.
- En gros, il s’agit du nombre d’Ă©coles Ă proximitĂ©, des modes de rĂ©gulation de recrutement dans l’enseignement public et du nombre d’Ă©tablissements d’enseignement privĂ©s.
- On trouvera le document sur le site de la FNEEQ.
- p.32.