Le 10 novembre 2015, Sam Hamad, alors ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, présente le projet de loi n° 70 : Loi visant à permettre une meilleure adéquation entre la formation et l’emploi ainsi qu’à favoriser l’intégration en emploi. À force d’être répétée par les gouvernements successifs, l’expression « adéquation formation-emploi » semble désormais relever du « gros bon sens » : Qui pourrait être contre une complémentarité entre les emplois disponibles et la formation des personnes qui favoriserait «l’intégration en emploi»? Pourtant, «complémentarité» ne devrait pas signifier «sujétion». Or, il semble que cette formule de «l’adéquation formation emploi» ne soit, en fait, qu’un cheval de Troie visant à subordonner le monde de l’éducation aux intérêts des entreprises et à introduire une logique marchande au sein des rapports sociaux au détriment du bien commun et de la démocratie.

L’adéquation formation-emploi
Nouveau cheval de Troie

La volonté d’arrimer l’enseignement aux besoins du marché du travail ne date pas d’hier. Déjà en 1964, le Rapport Parent tendait à légitimer l’universalisation du système d’éducation en fonction du fait que «L’enseignement [est] un important facteur de développement économique», notamment en ce qui concerne «l’industrialisation moderne, fondée sur une technologie toujours plus avancée, [qui] requiert une main-d’œuvre de plus en plus qualifiée: hommes de science, ingénieurs, techniciens supérieurs, ouvriers spécialisés sont requis en nombre croissant par l’industrie». Toutefois, à l’époque, le monde de l’éducation conservait son autonomie dans la détermination de ses programmes d’enseignement et ses objectifs. Or, depuis le début des années 1990, chaque gouvernement a cherché, de diverses manières, à subordonner l’enseignement aux «besoins» des entreprises; comme a cherché à le faire le Renouveau de l’enseignement collégial, en 1993, qui introduit dans les cégeps l’approche-programme et l’approche par compétences, crée un Comité national des programmes d’études professionnelles et techniques (CNPEPT) et modifie la composition des conseils d’administration des établissements pour qu’y siègent une majorité de membres externes.
Si cette conception instrumentale de l’enseignement a progressé au Québec entre les années 1990 et 2000, ce n’est qu’en 2011 que le gouvernement de Jean Charest initie une sorte de mise sous tutelle du ministère de l’Éducation (du Loisir et du Sport) par le ministère du Travail (Emploi et Solidarité sociale) en leur confiant le mandat conjoint de: (1) Proposer des moyens pour améliorer l’adéquation entre l’enseignement et les besoins de main-d’œuvre des entreprises; (2) Augmenter le nombre de personnes formées dans les domaines d’emploi à haute valeur ajoutée; et (3) Revoir l’offre de formation continue (diversité, accessibilité et flexibilité). Le Rapport Demers – issu du Chantier sur l’offre de formation collégiale du Sommet sur l’enseignement supérieur lancé par le Parti Québécois – n’a pas été en reste, en prônant une «flexibilisation» des programmes orientée en fonction des «besoins du marché de l’emploi». Poursuivant sur cette même lancée, le gouvernement de Philippe Couillard s’est engagé dans son programme électoral à «miser sur la formation professionnelle et technique» pour «favoriser l’essor économique du Québec», notamment à travers «l’implantation du modèle allemand» et les stages en entreprise.

Dans ce contexte, le projet de loi 70 (PL 70) apparait comme un jalon de plus d’une idéologie affairiste et gestionnaire tendant à déposséder le milieu de l’enseignement de son autonomie pour lui imposer des visées contraires aux principes humanistes et démocratiques qui devraient guider l’éducation.

Projet de loi 70
Une éducation faite pour les besoins immédiats des entreprises

Si l’opinion publique a surtout retenu, avec raison, que le projet de loi 70 bafouait les droits et la dignité des personnes sur l’aide sociale, d’autres sections de ce projet de loi sont tout aussi lourdes de conséquences pour l’ensemble des citoyennes et citoyens du Québec et pour notre avenir collectif, en particulier celles portant sur l’assujettissement de la formation et de l’éducation aux besoins ponctuels des entreprises.
S’appuyant sur l’argument fallacieux qu’il y aurait «pénurie de main-d’œuvre» et que cette incapacité à combler quelques postes disponibles serait causée par une inadéquation de l’offre de formation aux besoins du marché du travail, le PL 70 prétend chambouler, à la faveur des intérêts des entreprises, les rapports de force au sein et entre les instances actuelles de concertation qui travaillent déjà, depuis les années 1990, à cette même adéquation formation-emploi.

Pour ce faire, le projet de loi cherche à rendre le ministère de l’Éducation (de l’Enseignement supérieur et de la Recherche) redevable face à la Commission des partenaires du marché du travail (CPMT) – une instance nationale de concertation, relevant du ministère de l’Emploi – et à élargir le mandat de cette Commission de manière à ce qu’elle «formule des recommandations quant à l’offre de programmes de formation au ministère de l’Éducation afin qu’elle soit mieux arrimée aux seuls besoins des entreprises». Or, il existe déjà une instance de concertation chargée d’élaborer, d’évaluer et de réviser des programmes de formation professionnelle et technique, soit le Comité national des programmes d’études professionnelles et techniques (CNPEPT). Seulement, celui-ci relève du ministère de l’Éducation et les représentants du milieu de l’enseignement y sont beaucoup plus importants que ceux des entreprises…

En plus de donner à une instance (la CPMT), chargée de développer la formation permanente de la main-d’œuvre (déjà au travail), le mandat de définir les programmes d’enseignement (pour la main-d’œuvre «future», c’est-à-dire les étudiant-e-s), le PL 70 réduit la contribution financière des entreprises pour la formation de la main-d’œuvre en augmentant à 2M$ le seuil de la masse salariale à partir de laquelle une entreprise doit contribuer au Fonds de développement et de reconnaissance des compétences de la main-d’œuvre (FDRCMO). Pour compenser le manque à gagner engendré par ce cadeau fiscal aux PME, le Plan économique de mars 2015 prévoyait attribuer 70M$ d’argent public «pour répondre aux besoins de formation actuels et futurs des entreprises». Dans un contexte «austéritaire» où le gouvernement a déjà coupé des centaines de millions de dollars dans le système d’éducation, ces 70M$ sont perçus comme une bonbonne d’oxygène pour un respirateur artificiel qui pousse le milieu de l’enseignement, et plus spécifiquement la Fédération des cégeps, à se lancer corps et âme dans l’adaptation «des programmes pour y inclure un volet de formation en emploi».

Désengageant les PME de leurs responsabilités financières en matière de formation permanente de la main-d’œuvre, le PL 70 tend à détourner des fonds publics (issus des taxes et impôts) vers le financement d’activités de formation profitant aux entreprises mais, surtout, il tend à dévoyer le système d’éducation, notamment au niveau collégial, en le poussant à favoriser des programmes courts et «flexibles» (incomplets) au détriment de la formation générale et de l’acquisition de compétences et de connaissances permettant à la personne de se réaliser et de participer à la vie collective, à titre de travailleuse ou travailleur autant que de citoyenne ou citoyen.

Au-delà de ce projet de loi, le gros bon sens en est maintenant à introduire l’idéologie de l’adéquation formation-emploi dans l’ensemble du système d’éducation. En effet, le projet de loi 86 (Loi modifiant l’organisation et la gouvernance des commissions scolaires), prétend modifier la Loi sur l’instruction publique pour introduire «l’adéquation entre la formation offerte et les besoins régionaux ou nationaux de main-d’œuvre» dans la mission et le projet éducatif des centres de formation professionnelle. Les possibles élections scolaires sur des postes réservés à la «communauté», où le milieu des employeurs est explicitement représenté, prévoient aussi de favoriser la prise en compte de l’adéquation formation emploi.

Loin de permettre l’adéquation de la formation de la main-d’œuvre aux défis des besoins d’un marché du travail de plus en plus complexe et en constante mutation, la formule idéologique de l’adéquation formation-emploi tend plutôt à transformer l’école en annexe de l’usine et la main d’œuvre en «appendice de la machine» dotée des compétences difficilement transférables, spécifiques aux «besoins [immédiats et à court terme] des entreprises».

Le comité école et société
On peut contacter le comité école et société par courriel à l’adresse : cesfneeq@csn.qc.ca