Le 4 février dernier, la ministre de l’Enseignement supérieur sortait enfin de l’ombre pour annoncer des mesures permettant plus d’enseignement en présence au cégep et à l’université. Défendant, depuis le début de la pandémie, des solutions qui favorisent l’enseignement en présence, la FNEEQ ne pouvait que se réjouir d’une telle annonce, mais voilà que la ministre mise sur la pire des solutions: l’enseignement comodal. Or, donner des cours à la fois en présence et à distance, c’est comme utiliser un shampoing et un revitalisant «2 en1». Personne ne se fait plus d’illusion sur son efficacité: il lave à moitié et revitalise à moitié!
Bien sûr, les contraintes sanitaires, qui risquent de perdurer encore un bon moment, imposent la mise en place de mesures palliatives. À cet effet, le corps enseignant a fait preuve de professionnalisme en assumant, dès le début de la pandémie, de nombreuses et fréquentes adaptations aux différents modes d’enseignement distancié, variant au gré des consignes improvisées du gouvernement. Après presque un an d’ajustements faits en grande partie bénévolement, à force de créativité, d’échanges entre collègues et de formations en tous genres, voici encore une nouvelle «expérimentation» réalisée sur le dos des enseignant‑es. En effet, malgré les ressources financières supplémentaires consenties par le gouvernement, la tâche reste plus lourde qu’à l’habitude puisque les sommes sont nettement insuffisantes pour répondre aux besoins et ne se rendent pas au personnel enseignant, mais servent plutôt à se doter d’infrastructures pour pérenniser un enseignement distancié, non conventionné et improvisé.
Les enseignant‑es sont loin d’être dans un «monde parallèle» (contrairement au gouvernement ou à certains journalistes mal informés[1])! Ils ont plusieurs solutions à proposer pour enseigner en temps de pandémie, des solutions qui reposent sur des «données probantes» (pourtant si chères aux tenants de la «bonne gouvernance») et qui font consensus au sein des instances démocratiques qui les représentent. Il ne date pas d’hier que nos décideurs se refusent à réellement consulter le corps enseignant. En ces temps de «consultations» prébudgétaires, l’opposition au mirage du comodal est une occasion de nous mobiliser afin d’exiger les moyens[2] dont nous avons besoin pour adopter ces solutions que nous avons mises de l’avant et qui doivent être priorisées d’ici à ce que nous puissions retrouver nos étudiant‑es totalement en présence.
Réticences relatives à l’enseignement comodal
Rappelons d’abord ce en quoi consiste l’enseignement comodal. On a beau nous dire, pour l’instant, que cela équivaut «simplement» à enseigner à la fois en présence et à distance en même temps (ce qui comporte déjà son lot de problèmes), le comodal était beaucoup plus complexe et lourd dans ses applications prépandémie. Par exemple, l’Université Laval le définit ainsi: «À la différence d’une formation hybride, où le mode de diffusion est imposé par l’enseignant à chaque semaine, dans la formation comodale, c’est l’étudiant qui décide quel mode lui convient d’une semaine à l’autre (en classe, à distance synchrone, à distance asynchrone) […].» Même celles et ceux qui vantent les mérites de ce mode – très axé sur une «approche client» – reconnaissent sa complexité, les écueils majeurs qu’il comporte ainsi que l’ampleur des ressources financières et humaines à déployer pour de tels cours.
En plus des contraintes techniques déjà fort nombreuses (déploiement majeur d’outils numériques coûteux – achat, entretien, remplacement –, pressions sur la bande passante Internet des établissements, enjeux d’équité pour les étudiant‑es provenant d’un milieu socio-économique moins favorisé, etc.), les contraintes pratiques sont nombreuses.
Puisqu’on ne peut prévoir qui sera en classe, l’organisation du cours devient très limitée en possibilités ou alors extrêmement alourdie par la planification d’une multiplicité d’options selon que l’étudiant‑e est en présence, en synchrone ou en asynchrone. Dans le contexte de déconfinement, le ministère postule que ces aménagements pourraient se faire à coût nul sur le plan des ressources humaines, c’est-à-dire sur le dos des enseignant‑es, qui devraient dédier beaucoup trop d’heures supplémentaires non payées pour procéder à ces nombreux ajustements. Or, un cours, ça se pense et ça se planifie d’avance, ça ne s’improvise pas !
Considérant l’intention des gestionnaires de faire perdurer le mode comodal après la pandémie[3], en assumant gratuitement ces adaptations, nous créerions de dangereux précédents, notamment en faisant miroiter le leurre que l’enseignement à distance (synchrone, asynchrone ou hybride) ou le passage d’un mode d’enseignement à un autre pourrait se faire sans un énorme investissement en ressources humaines et financières, encourageant de ce fait le clientélisme étudiant au détriment de la pertinence et de la signifiance pédagogiques.
Enseigner à la fois en présence et à distance, même dans les meilleures conditions (que le réseau ne veut et ne peut pas offrir), exige un tel éparpillement à la fois d’énergie et d’attention que cela a nécessairement un impact sur le niveau de concentration demandé bien sûr à l’enseignant‑e, mais aussi à l’étudiant‑e. Ainsi, le comodal ne favorise pas l’engagement des étudiant‑es dans leurs cours à la fois pour celles et ceux en présence (contraintes qui poussent à un enseignement plus statique et moins attentif à celles et ceux qui se sont déplacé‑es) que pour celles et ceux à distance (impossibilité d’accorder autant d’attention aux étudiant‑es qui ne sont pas en classe, «inutilité» d’ouvrir leur caméra, ce qui prive l’enseignant‑e des dernières miettes d’interaction avec eux). Est-il besoin d’ajouter que la prise des présences est difficile, voire impossible à faire à distance? Que, en ce qui a trait aux niveaux primaire et secondaire, cela va à l’encontre de la Loi sur l’instruction publique? Et comment, dans ces conditions, poser un jugement professionnel sur l’apprentissage des élèves?
En fait, le comodal ne semble acceptable que dans la formule conférence, avec soutien technique à la caméra et personnel supplémentaire pour gérer la conversation (le chat), recueillir les questions et les ordonner, ajouter des informations, etc.[4]
Enfin, dans une récente décision mettant en cause un syndicat et un centre de services scolaire[5], l’arbitre a statué que l’on doit considérer d’autres mesures avant d’utiliser le mode comodal et que ce dernier impliquait une surcharge de travail à tous les niveaux mentionnés ci-dessus: «[L’arbitre Ménard] estime que les enseignantes ont été privées de “conditions de travail justes et raisonnables” puisque les efforts du Centre de services ont été axés sur les moyens de fournir l’enseignement de qualité aux élèves sans tenir compte de la surcharge de travail que causerait l’enseignement comodal aux professionnelles qui sont déjà affectées par les mesures liées à la pandémie.»[6] Ainsi, si le comodal ne peut être priorisé comme solution d’urgence en contexte de pandémie, il devrait encore moins être invoqué comme une option à long terme, du fait de l’impact délétère qu’il provoque sur les conditions d’apprentissage des étudiant‑es et sur les conditions de travail des enseignant‑es.
Que faire, alors?
De larges consensus se sont dégagés dans les assemblées générales des syndicats d’enseignant‑es et de chargé‑es de cours de la FNEEQ lors de la consultation du printemps 2019 sur l’enseignement à distance, consultation qui a mené à l’adoption de recommandations au conseil fédéral de mai 2019 afin de baliser l’enseignement à distance et d’en assurer la qualité. Ces recommandations découlaient d’un rapport abondamment documenté que le comité école et société de la FNEEQ avait préparé dans le but de nourrir la réflexion: L’enseignement à distance : Enjeux pédagogiques, syndicaux et sociétaux. Sur ces bases, nos prises de position, en temps de pandémie, ont aussi été dans le sens d’un enseignement qui favorise le mode «en présence». Nous avons également soutenu qu’un enseignement mixte ou hybride est possible sous certaines conditions, que nous avons répertoriées dans le document L’enseignement au temps du coronavirus – Balises pour l’automne 2020[7] (mai 2020).
D’autres solutions peuvent être envisagées pour augmenter la capacité de présence en contexte de contraintes sanitaires. On peut par exemple créer des groupes pour les personnes qui doivent suivre leur cours en ligne. On peut aussi procéder à la location de nouveaux espaces, formule qui a déjà été expérimentée avec succès à certains endroits, à Sherbrooke, par exemple. D’ailleurs, la location de salles dans la communauté permet d’investir dans l’économie locale plutôt que dans une surabondance de matériel numérique coûteux pour des classes comodales. Il a aussi été démontré que la réduction de la taille des groupes, autant en présence qu’en mode non présentiel, doit demeurer une priorité[8].
Finalement, nous croyons que des visées autres que pédagogiques motivent nos décideurs, qui cherchent avant tout à réduire les coûts et à convertir au numérique le travail enseignant, avec la privatisation et la taylorisation[9] que cela implique. D’ailleurs, une étude produite pour l’Internationale de l’éducation soutient que «[la] pandémie de COVID-19 a offert une opportunité exceptionnelle de développer la privatisation et la commercialisation de l’enseignement supérieur, en particulier au travers de la promotion des technologies de l’éducation (EdTech) […] et en raison du positionnement des acteurs du secteur privé en tant que catalyseurs et ingénieurs des réformes et de la transformation de l’enseignement supérieur après la pandémie. […] Ceci illustre la façon dont le “techno-capitalisme de catastrophe” a cherché à exploiter la pandémie au profit du secteur privé et à des fins commerciales.»[10]
Il y a urgence de conventionner l’enseignement à distance[11]. Par exemple, dans les universités où ce mode d’enseignement a été bien implanté, on prévoit l’équivalent d’une à deux charges de cours seulement pour développer les cours et une autre pour les dispenser, avec un souci pour une limitation de la taille des groupes-cours afin d’assurer un meilleur encadrement et de favoriser la persévérance ainsi que la réussite scolaire autant que la qualité de l’enseignement et des conditions de travail. Nous avons raison de résister au comodal et d’exiger que les solutions de même que les balises que nous préconisons collectivement soient priorisées !
Le comité école et société
On peut contacter le comité école et société par courriel à l’adresse : cesfneeq@csn.qc.ca
[1] Nous faisons référence ici à l’éditorial «L’univers parallèl » de Marie-Andrée Chouinard paru dans Le Devoir du 6 février 2021, éditorial que nous omettons volontairement de mettre en lien hypertexte pour éviter à celles et ceux qui ne l’auraient pas encore lu de gâcher leur journée avec un texte aussi peu au fait du travail des enseignant‑es du collégial et des universités.
[2] Dans le cadre des consultations sur le budget caquiste 2021, la FNEEQ a lancé la campagne Avoir les moyens – FNEEQ.
[3] Dans la foulée des annonces de la ministre McCann pour plus de présence des étudiant‑es sur les campus en misant particulièrement sur le comodal, des gestionnaires d’établissements se sont lancés avec empressement dans l’adaptation des classes pour accueillir ce mode d’enseignement, sûrement pas que pour la session actuelle… En effet, la ministre a répété à plusieurs reprises, notamment au Chantier sur l’université québécoise du futur (octobre 2020) et devant les membres de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain (18 janvier 2021), que la «formation à distance» qu’on développe actuellement est là pour rester. Le comodal ne correspond toutefois pas au souci de qualité pédagogique qu’elle exprimait alors.
[4] Notons que certains établissements demandent aux enseignant‑es de nommer un‑e étudiant‑e pour assurer la gestion du chat pendant les cours… Dans certains milieux, le personnel enseignant se promène avec trépied, portable, caméra et micros, et change de local à tous les cours!
[5] Syndicat de l’enseignement de l’Ungava et de l’Abitibi-Témiscamingue (FSE – CSQ) c. Centre de services scolaire du Témiscamingue, SAE 9488 (T.A.).
[6] La décision en question date du 23 décembre 2020 et est présentée dans l’article «Un enseignant peut-il être obligé de filmer son cours pour les élèves en isolement?» (Radio-Canada, 9 février 2021) de Tanya Neveu.
[7] Un tiré à part reprenant le tableau qui répertorie l’ensemble de ces balises est également accessible en ligne. Le comité école et société a aussi produit deux chroniques liées à l’enseignement en temps de pandémie : la Chronique 88 – Chronique d’un (dé)confinement annoncé et la Chronique 90 – Une rentrée «exceptionnelle» – De l’état d’urgence au marathon épidémique.
[8] Au sujet de la diminution de la taille des groupes, voir l’étude et l’article suivants: «The Impact of Online Teaching on Faculty Load – Revisited : Computing the Ideal Class Size for Traditional, Online, And Hybrid Courses» (International Journal of Online Pedagogy and Course Design, 9(3), June 2019, pp. 1-12) de Lawrence Tomei et Douglas Nelson; «Trimestre d’automne en non-présentiel : Une “occasion d’affaire” pour l’UQAM?» (Montréal Campus, 28 août 2020) de Ricardo Peñafiel.
[9] Pour plus de détails sur la taylorisation en enseignement, voir le document L’enseignement à distance : Enjeux pédagogiques, syndicaux et sociétaux (p.75).
[10] Citation tirée d’un résumé (en français) des résultats de la recherche Pandemic Privatisation in Higher Education : Edtech & University Reform de Anna Hogan et Ben Williamson.
[11] Le regroupement université de la FNEEQ a développé un argumentaire en lien avec ses demandes de négociation relatives à l’enseignement à distance dans le document Analyse de la formation à distance, constats et enjeux (novembre 2020).