Il est monnaie courante d’entendre le gouvernement ou le patronat se plaindre d’une importante pénurie de main-d’œuvre au Québec. Selon le premier ministre Philippe Couillard, par exemple, le problème des pénuries de main-d’œuvre serait plus grand que celui du chômage¹. Cette affirmation viserait surtout les cégeps, dont la formation ne serait plus adaptée aux défis posés par un marché de l’emploi en transformation. Il faudrait donc «moderniser» les cégeps, revoir leurs programmes, afin de subordonner l’éducation aux besoins spécifiques des entreprises. Toutes et tous ne sont pas nécessairement d’accord avec la «nécessité» d’une «adéquation formation-emploi»² mais la pénurie de main-d’œuvre, elle, est toujours considérée comme un fait incontestable.
L’acceptation de l’existence de pareille pénurie est d’abord l’effet d’un discours porté depuis longtemps par le patronat, mais qui semble aujourd’hui en passe de relever de l’évidence aux yeux de plusieurs acteurs de l’éducation professionnelle et technique, dont le gouvernement. Ladite «pénurie» sert de prémisse à un argument patronal simple et efficace: si les entreprises manquent de main-d’œuvre qualifiée, ce serait parce qu’on ne qualifie pas la main-d’œuvre adéquatement. «Nous ne produisons pas le genre de compétences dont les industries ont besoin», déclarait, par exemple, le chef de la direction de la Banque CIBC, Victor Dodig³, tout comme Éric Tétrault, de Manufacturiers et Exportateurs du Québec qui affirmait que pour régler le problème du manque de main-d’œuvre qualifiée, «Il faut que notre système d’éducation au complet se mette au service de l’économie»4. Il faudrait donc revoir les parcours de formation à partir des besoins exprimés par les employeurs. Les enjeux sont donc importants, et ce d’autant plus cet automne, alors que la ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, Hélène David, vient de lancer des consultations publiques qui ont trait non seulement à l’enseignement supérieur mais aussi à la formation des maitres et à la «modernisation» des cégeps.
Une pénurie fictive
Le hic c’est que, sauf dans certains secteurs très précis, cette pénurie est largement fictive. Selon l’Enquête sur le recrutement et l’emploi au Québec d’Emploi-Québec (2012), les postes vacants de longue durée ne représentaient que 0,8% de l’ensemble de l’emploi en 2011. Une fois sur deux, les employeurs invoquaient pour expliquer l’absence d’embauche à ces postes, non pas des problèmes de formation des candidates et candidats, mais leur manque d’expérience de travail antérieure. De plus, selon les chiffres de l’ISQ pour la même année, 3 travailleurs et travailleuses sur 10 sont surqualifiés pour l’emploi qu’ils et elles occupent. Il faut donc poser la question: le problème est-il l’inadéquation de la formation des personnes diplômées ou la rareté des bons emplois?
À ce portrait, il faut ajouter que les enquêtes de relance de la Fédération des cégeps relèvent un taux de placement moyen de 93% pour les personnes diplômées en formation technique, la grande majorité travaillant dans un domaine relié à leur formation. Quant au taux de satisfaction des employeurs au sujet des compétences de leurs employés et employées techniciens et technologues, il grimpe à 96%. Où est donc le problème en ce qui a trait aux formations? Si certains secteurs économiques très précis vivent une rareté de main-d’œuvre qualifiée, ne faut-il pas se questionner sur les raisons pour lesquelles ces secteurs n’attirent pas les jeunes: perspectives salariales, possibilités d’avancement, stabilité d’emploi, conditions de travail…
Bref, les chiffres montrent que s’il y a pénurie, c’en est une, entre autres, d’emplois bien rémunérés et non de main-d’œuvre. Ils indiquent aussi que les employeurs sont largement satisfaits de la formation technique actuelle. Si on peut faire aujourd’hui ce constat, c’est parce que les cégeps, contrairement à ce qu’ont insinué certains commentaires récents de la ministre responsable de l’Enseignement supérieur Hélène David et du premier ministre Philippe Couillard, ont évolué depuis 1993 au rythme des besoins de la société québécoise. On pense entre autres au fait que dans presque tous les programmes de formation technique collégiaux, la part de formation pratique (stages et laboratoires) dépasse aujourd’hui les 50%.
Au final, il serait sain que les médias, mais aussi les différents acteurs de l’éducation, questionnent davantage le discours de la pénurie de la main-d’œuvre. S’il n’y a pas de doute qu’il est politiquement efficace, il faudrait aussi se demander s’il est empiriquement fondé.
Le comité école et société
On peut contacter le comité école et société par courriel à l’adresse: cesfneeq@csn.qc.ca
- http://www.ledevoir.com/non-classe/468389/couillard-dit-voir-plus-d-entrepreneurs-en-manque-de-travailleurs-que-de-chomeurs
- http://fneeq.qc.ca/fr/publications/48099/
- http://www.ledevoir.com/economie/actualites-economiques/456151/un-peuple-trop-instruit-et-trop-peu-qualifie
- http://www.ledevoir.com/economie/actualites-economiques/454181/le-quebec-a-un-urgent-besoin-de-main-d-oeuvre-qualifiee