Marchandisation et précarisation de l’enseignement supérieur
par la Formation à distance (FAD) et les «partenariats» avec l’entreprise privée

La ministre de l’Enseignement supérieur, Hélène David, espère pousser l’ensemble des établissements universitaires et collégiaux à s’entendre d’ici l’été prochain pour créer un eCampus Québec, c’est-à-dire une plateforme de cours en ligne commune à l’ensemble du réseau de l’enseignement supérieur. Les libéraux prétendent rattraper un retard par rapport à d’autres provinces et répondre à une «demande» étudiante accrue pour ce type de formation. Le conflit de travail à la TÉLUQ et l’attitude férocement antisyndicale de la part de la direction – ayant recours à la sous-traitance ou inventant un nouveau statut d’emploi renvoyant à la même tâche, mais avec des conditions amoindries – devrait pourtant tirer la sonnette d’alarme quant à l’empressement du gouvernement de généraliser ce type d’éducation «encapsulée».

Après avoir coupé plus d’un milliard de dollars dans le budget de l’enseignement supérieur, le gouvernement Couillard prétend «réinvestir» une fraction de ces sommes dans la Formation à distance et dans une Stratégie numérique, en «partenariat» avec l’entreprise privée. Les administrations des cégeps et des universités, en manque de financement, se jettent sur cette manne, proposant des projets «innovants» afin de «prendre le virage numérique». Et ce, avec d’autant plus de conviction qu’il y aurait de très bonnes raisons pour développer une offre de cours à distance concertée, pour les personnes ayant de la difficulté à suivre des cours en présentiel. Le problème, c’est que l’objectif de cette numérisation de l’enseignement semble moins se situer du côté de l’accessibilité de l’éducation que du côté de sa marchandisation, standardisation ou taylorisation, permettant de réduire les coûts de l’éducation, au détriment de sa qualité et des conditions de travail et d’enseignement.

L’éducation «Highgrade»:
Plus de gens en mangent parce qu’elles sont plus fraîches,
et elles sont plus fraîches parce que plus de gens en mangent…

Prétendant répondre à une «demande» d’étudiantes et d’étudiants, «de plus en plus friands de formation en ligne», de même qu’aux «exigences» de la «mondialisation de l’enseignement supérieur», la ministre David affirme que les « universités devront collaborer dans le monde numérique si elles veulent demeurer compétitives à l’international »[2]. Objectivant la marchandisation de l’enseignement, par l’assujettissement volontaire à une souveraine « mondialisation » idéologiquement orientée, le eCampus est également une «prophétie autoréalisatrice»: interprétant l’imposition croissante de cours à distance comme le signe d’une «demande» de plus en plus grande pour la Formation à distance (FAD).

Actuellement, il n’existe aucun consensus scientifique concernant un plus grand engouement de la population étudiante pour les cours en ligne. Il s’agit davantage d’un «lieu commun» devenant réalité à force d’être répété. Que l’«offre» d’un «produit» qui n’existait pratiquement pas il y a vingt ans connaisse une croissance exponentielle ne prouve aucunement que les étudiantes et les étudiants préféreraient et encore moins «demanderaient» ce type d’enseignement plutôt qu’un autre plus humain. À l’inverse, on trouve plusieurs étudiantes et étudiants se plaignant du fait de se faire imposer des cours en ligne dans le cadre de programmes censés être «normaux» (en présentiel). Ainsi, les données statistiques concernant l’augmentation des inscriptions sont encore moins probantes lorsqu’on sait qu’une grande partie de cette «offre» est imposée; comme à l’Université Laval où un nombre grandissant de cours (10% actuellement) n’est «offert» qu’en ligne[3]. L’«offre» (imposée) crée ainsi sa propre «demande» qui lui sert à légitimer plus d’offres, et ainsi de suite…

Une offre imposée sans consultation ni transparence

Selon certains documents ministériels à circulation contrôlée sur la création du eCampus (dont un document daté du 13 décembre 2017), il est question de groupes de travail déjà à pied d’œuvre. Un de ces comités («Évolution du rôle du personnel enseignant») est, justement, chargé d’étudier les incidences possibles du eCampus sur les conventions collectives ou sur les ententes locales du Comité des relations de travail des établissements d’enseignement. Dans ces comités consultatifs, on ne retrouve aucun membre du corps professoral ou de la communauté étudiante ; que des «experts de contenu».

Ces documents de travail insistent sur l’importance d’améliorer la «compétitivité» du Québec et de faciliter le recrutement de nouveaux étudiants internationaux. Ainsi, non seulement la création d’un nouveau modèle d’enseignement supérieur, qui aura d’immenses conséquences sur les conditions de travail et d’enseignement, se fait-il sans consulter les principaux intéressés mais, en plus, il se fait contre leurs intérêts, en fonction d’un marché mondial de l’éducation supérieure.

Marchandisation et précarisation de l’enseignement supérieur

Davantage que pour complaire un engouement des milléniaux pour l’apprentissage dématérialisé, la croissance effrénée de la formation à distance un peu partout dans le monde s’explique par les possibilités qu’elle offre pour marchandiser et tayloriser l’éducation. En effet, en créant un bon «produit» (cours en ligne), une université ou un cégep peut sous-traiter une grande partie de l’enseignement et de l’encadrement à des «moniteurs», faiblement spécialisés, potentiellement recrutés par le privé et donc non syndiqués, pour une fraction du prix (tout en étant subventionné, pour l’instant, comme si le coût par étudiant était le même). Rien ne garantit, cependant, qu’une fois le modèle des cours en ligne (ou hybrides) généralisé, le gouvernement ne pensera pas à réduire la subvention par étudiant. C’est ce qu’on appelle de l’argent bien investi!

Prétendant «élargir l’accès au savoir» à quiconque, cette vitrine numérique que serait le eCampus sert surtout à faire de la publicité et du «branding» (image de marque) pour recruter «massivement» des « clientèles » un peu partout dans le monde. Cela pose aussi la question de la langue dans laquelle sera offerte cette formation en ligne.

Pour que ce modèle (importé des États-Unis et du monde anglo-saxon) fonctionne, sans engendrer des coûts supplémentaires pour l’État, il faut également libéraliser les droits de scolarité des étudiantes et étudiants internationaux[4]. Et, tiens donc!, c’est précisément ce que le gouvernement libéral a fait ces dernières années, après avoir échoué à le faire avec sa propre population.

Le conflit à la TÉLUQ et l’avenir de l’enseignement au Québec

Ce potentiel de marchandisation, de taylorisation et de privatisation de l’enseignement supérieur, contenu dans le modèle anglo-saxon de la Formation à distance (FAD), est en train de se réaliser, à la lettre, dans le cadre du conflit opposant le Syndicat des tuteurs et des tutrices de la Télé-université (STTTU) à l’administration[5]. Les emplois des tutrices et des tuteurs de la TÉLUQ sont visés pour deux raisons: d’une part l’employeur a recours à de la sous-traitance et, d’autre part, il a créé un nouveau statut d’emploi chargé d’exécuter pratiquement le même travail.

La TÉLUQ a développé, au cours de ses plus de 40 ans d’existence, une expertise exceptionnelle dans le domaine de la FAD. Les cours sont développés par des professeur-es avec l’aide d’une importante équipe technique spécialisée dans la pédagogie à distance. Les étudiant-es sont encadré-es de manière individualisée par quelques 200 tuteurs et tutrices d’expérience qui assument une grande partie de l’enseignement et l’essentiel du contact pédagogique.

Pourtant, dans une attitude cyniquement antisyndicale, la direction de la TÉLUQ a décidé, en septembre 2016, de sous-traiter l’encadrement de plusieurs de ses programmes à l’Institut MATCI Montréal (Management And Technological Canadian Institute), laissant sans emploi 20% des tuteurs et des tutrices. Cette sous-traitance d’un enseignement universitaire (subventionné par des fonds publics) à une entreprise privée à but lucratif affecte plus du tiers des étudiant-es de la TÉLUQ, au nom de la «compétitivité».

Dans une entente secrète de près de 5M$, qui n’aurait pas été divulguée au CA de l’institution, la direction de la TÉLUQ prétend boucler son budget, sur le dos des tuteurs‑tutrices mis à pied, en économisant sur le salaire et les conditions de travail des nouveaux employés sous‑traités non syndiqués. Le tout, au profit d’une compagnie privée qui ne peut prétendre émettre des diplômes et offrir des programmes universitaires, et pour laquelle on ne possède pas d’information quant aux qualifications du nouveau personnel ou à la qualité de l’encadrement. On est en droit de se demander qu’est-ce qui peut bien être « compétitif » dans ce modèle, voire même quelle est la valeur des diplômes attribués ?

Création d’un nouveau statut d’emploi au mépris du droit du travail

Au printemps 2017, la TÉLUQ a privé les membres du STTTU (Syndicat des tuteurs et des tutrices de la TÉLUQ) de leurs emplois en signant avec le SPPTU (Syndicat des professeures et professeurs de la Télé-université) une convention collective créant une nouvelle catégorie d’emploi (« professeur-es sous contrat ») qui renvoie à un travail analogue à celui des tuteurs‑tutrices, mais avec des conditions de travail dégradées, au sein d’une autre unité d’accréditation, sans aucune consultation préalable.

En effet, ces « professeur-es sous contrat » n’ont de professeur que le nom. Ils se dédient principalement (de 70 à 80 %) à l’encadrement (chose qui n’a jamais été exigée dans la description des tâches professorales depuis la création de la TÉLUQ); les critères d’embauche n’exigent qu’une maîtrise, alors que ceux d’un-e professeur-e demandent un doctorat et des publications; et ce sont des emplois précaires, comme ceux des tuteurs-tutrices.

Par contre, on exige de ces pseudo-professeur-es qu’ils et elles encadrent beaucoup plus d’étudiant-es, ne conventionnant qu’une heure d’encadrement par étudiant-e, plutôt que trois comme c’est le cas dans la convention du STTTU. Pourtant, les étudiant-es et le gouvernement paient la même chose et s’attendent à recevoir le même service et un diplôme de même valeur que si l’encadrement «personnalisé» se faisait selon les règles de l’art, établies par plus de 40 ans d’expérience.

Le STTTU en première ligne d’une lutte nationale

Interpellée sur le conflit à la TÉLUQ, la ministre David ne semble pas vouloir prendre position par rapport à ces procédés qui semblent passer outre les règlements internes de la TÉLUQ autant que les certifications de son ministère ou le droit du travail. Et elle serait bien mal à l’aise de le faire, puisque ce «partenariat» entre «un établissement reconnu» et une «entreprise spécialisée» va exactement dans le sens du eCampus et du Plan d’action en économie numérique.

La solidarité qui nous lie au STTTU, dans le contexte de ce conflit de travail, est d’autant plus organique que ce conflit n’est que l’illustration des enjeux et luttes liés à la FAD, à un éventuel eCampus et, plus largement, à la marchandisation de l’éducation, dans le cadre de l’idéologie de l’économie du savoir.

Le comité école et société

On peut contacter le comité école et société par courriel à l’adresse: cesfneeq@csn.qc.ca


  1. Cette chronique est une version plus longue et amplement remaniée de l’article de Ricardo Peñafiel, paru dans le n°74 d’À bâbord!, en avril 2018. https://www.ababord.org/Conflit-de-travail-a-la-TELUQ-Prelude-de-e-campus
  2. Patricia Cloutier, «Hélène David au Soleil: vers un campus numérique national», Le Soleil, 25 août 2017. https://www.lesoleil.com/actualite/education/helene-david-au-soleilvers-un-campus-numerique-national-f35f08c3d7e577a444d9313146572055
  3. Daphnée Dion-Viens, «Des étudiants forcés de suivre des cours en ligne à l’Université Laval», Le Journal de Québec, 16 février 2018. http://www.journaldequebec.com/2018/02/16/forces-de-suivre-des-cours-en-ligne
  4. Voir à ce sujet, Comité école et société, Spécial ÉGES (États généraux de l’enseignement supérieur), FNEEQ-CSN, pp. 11-13. http://fneeq.qc.ca/wp-content/uploads/Printemps-2018-Publication-special-EGES_FNEEQ.pdf
  5. Le STTTU signale d’ailleurs ce parallèle dans un article où le syndicat se porte à la défense de l’enseignement à distance et de la qualité de l’enseignement, contre le eCampus : «Projet e-campus – Avec les tuteurs et les tutrices pour l’avenir de la TÉLUQ», https://www.newswire.ca/fr/news-releases/projet-e-campus—avec-les-tuteurs-et-les-tutrices-pour-lavenir-de-la-teluq-672155213.html