«Gouvernance», «clientèle étudiante», «internationalisation», «assurance qualité»…: un nouveau lexique, de nouveaux concepts ont intégré le milieu de l’enseignement supérieur depuis plus d’une vingtaine d’années. Autant de petits pas qui nous ont progressivement entraînés vers une autre vision de l’éducation. Inoffensif en apparence, ce glissement a entraîné une nouvelle approche du savoir, une nouvelle conception de l’enseignement et de sa «gestion», une nouvelle définition des principaux acteurs de l’enseignement supérieur, étudiantes et étudiants y compris. Le premier rendez-vous des États généraux de l’enseignement supérieur (ÉGES) de mai 2017 a permis de mettre en lumière les liens entre ces divers éléments et de porter un regard éclairé sur ce modèle tentaculaire maintenant bien ancré en enseignement supérieur: l’économie du savoir.
Le concept de l’économie du savoir prend de l’expansion surtout vers les années 1990-2000. Le Québec suit le mouvement et plonge dans cette voie privilégiée de la croissance économique. En 2005, le ministère du Développement économique, de l’Innovation et de l’Exportation publiait une étude sur L’économie du savoir au Québec dont l’objectif était de «mesurer l’importance de l’économie du savoir» par une «analyse [de] la production [des industries] selon les niveaux de savoir» impliqués en tenant compte des «activités de recherche et développement» (R&D) et du «capital humain» [1]. Ainsi, dans la logique de l’économie du savoir, «[…] le système d’éducation est vu comme un réservoir à idées permettant de développer de la main-d’œuvre de pointe (capital humain) pour les industries à ‘’haute valeur ajoutée’’ et des innovations brevetables (propriété intellectuelle) qui permettront de soutenir les entreprises et de dynamiser la croissance. Dans l’économie du savoir, le rôle des gouvernements est de mettre en place et de consolider un ‘’système national d’innovation’’ [dans le but d’] utiliser l’ensemble des relations sociales entre les individus, les universités, les entreprises et le gouvernement comme un réseau (network) dédié à la recherche-développement (R&D) en vue d’augmenter la prospérité et le bien-être général.[2] »
Plus récemment, le Conseil consultatif sur l’économie et l’innovation déposait son rapport Agir ensemble – Pour un Québec innovant, inclusif et prospère[3], rapport qui va dans le sens de l’économie du savoir en proposant une douzaine de recommandations «concrètes, innovantes et inclusives [dont le but serait de] renforcer l’économie du Québec»[4]. Notons au passage la recommandation 2 qui propose de «réunir ceux qui veulent un meilleur emploi et les entreprises qui cherchent des travailleurs bien formés en associant les cégeps et les entreprises dans un couloir de qualification rapide et repensé des travailleurs.[5]» Selon ce rapport, ces formations courtes s’adresseraient aux travailleurs à statut précaire avec une formation de 5e secondaire (ou l’équivalent), colleraient de très près aux besoins des entreprises et mèneraient à un diplôme de niveau inférieur, le tout selon une approche inspirée du modèle dual allemand[6]. Or non seulement l’approche québécoise du modèle dual soulève de nombreux questionnements[7], mais les travailleurs plus vulnérables devraient avoir accès à des ressources leur offrant la possibilité de compléter une formation de haut niveau et non se contenter de formations moins qualifiantes. Qui plus est, avec les récents projets de modifications au Règlement sur le régime des études collégiales qui favorisent le passage des diplômés du secondaire vers des formations courtes (attestations d’études collégiales), on peut se demander si cette recommandation ne vise que les gens déjà en emploi[8]. Autant de liens tentaculaires qui se tissent ici aussi…
Et la pieuvre dans tout ça?
Le premier rendez-vous des ÉGES nous a permis de nous élever au-dessus de ce système qui envisage l’éducation strictement en termes économiques, qui nous pousse à réduire la réflexion et les savoirs (pour nous concentrer sur les savoir-faire : approche par compétence) afin de suspendre cette fuite en avant de la marchandisation de l’éducation et de nous poser un instant pour revenir à la base de la mission fondamentale de l’enseignement supérieur. Ce grand rendez-vous fut l’occasion, pour les 500 personnes issues du milieu alors réunies, d’échanger des expériences et analyses provenant de l’ensemble des acteurs de l’éducation subissant et résistant de diverses manières à cette «pieuvre de l’économie du savoir». Le comité école et société a fait une synthèse de ces échanges dans un outil interactif appelé, justement, la «pieuvre de l’économie du savoir» (accessible en ligne sur le site des ÉGES). Cet outil permet, en un coup d’œil, de saisir l’ampleur de ce modèle idéologique et de ses impacts sur l’enseignement supérieur. Il propose un résumé de notes prises lors des nombreux ateliers et conférences, notes réparties dans divers tentacules liés aux trois axes principaux qui se sont dégagés : financement, marchandisation du savoir et gouvernance. Cet outil offre aussi la possibilité d’approfondir la réflexion (voir la case «Suivez le guide ici!» pour plus de détails). La métaphore de la pieuvre devient d’autant plus intéressante lorsqu’on sait que ce mollusque a réellement trois cœurs et que son intelligence est répartie à la fois dans son cerveau et dans ses tentacules par le biais de son système nerveux.
Un premier examen anatomique de la pieuvre permet de faire certains liens significatifs entre ce modèle de l’économie du savoir et l’effritement de la mission fondamentale de l’enseignement supérieur ainsi que la dégradation de nos conditions de travail. Ainsi, par les mesures d’austérité[9] du gouvernement (nombreuses compressions qui ont touché plus particulièrement les personnes chargées de cours), tous les personnels ont vu leur précarité et leur charge de travail s’accroître de façon significative, le tout d’autant plus alourdi par l’implantation d’un modèle de gouvernance qui impose une gestion de type managérial axée notamment sur une assurance qualité de type ISO qui contribue à la marchandisation du savoir. La porte est alors ouverte au changement des missions de l’enseignement supérieur; pensons par exemple au détournement de l’adéquation formation-emploi qui tente de répondre davantage aux besoins des entreprises qu’à ceux des étudiantes et des étudiants.
Le prochain grand rendez-vous des ÉGES, qui aura lieu du 3 au 5 mai 2018 à Montréal, sera donc l’occasion non seulement de déjouer la pieuvre de l’économie du savoir, mais carrément de sortir de l’aquarium en définissant ensemble un nouveau cadre pour l’enseignement supérieur. Partout au Québec, des rencontres régionales s’organisent en vue de ce deuxième rendez-vous, le tout en tenant compte du calendrier électoral de l’automne 2018.
Le comité école et société
On peut contacter le comité école et société par courriel à l’adresse: cesfneeq@csn.qc.ca
[1] Ministère du Développement économique, de l’Innovation et de l’Exportation, L’économie du savoir, mai 2005, p.1-2.
[2] Éric Martin. Qu’est-ce que l’économie du savoir? (blogue de l’IRIS), 19 novembre 2012.
[3] Conseil consultatif sur l’économie et l’innovation. Agir ensemble – Pour un Québec innovant, inclusif et prospère, septembre 2017, 110 pages. Ce rapport est le fruit d’un comité formé à l’automne 2016 par le gouvernement libéral, comité constitué de «32 leaders socioéconomiques du Québec issus du secteur manufacturier, de la haute technologie, de la recherche, du commerce du détail, de l’énergie, de l’investissement et des services financiers, et des transports; il compte des gens d’affaires établis, des entrepreneurs de la relève, ainsi que des dirigeants du secteur public et de l’enseignement supérieur» (p.8).
[7] Comité école et société (FNEEQ-CSN). Le modèle dual allemand et l’éducation au Québec, document présenté au conseil fédéral des 25 au 27 mai 2016, 29 pages.
[8] Voir à ce sujet les deux courts mémoires suivants : Commentaires de la CSN sur le projet de règlement modifiant le Règlement sur le régime des études collégiales (8 août 2017; voir particulièrement le commentaire sur l’article 5, à la page 2 de cet avis); Commentaires de la CSN sur le projet de règlement modifiant le Règlement sur les droits de scolarité qu’un collège d’enseignement général et professionnel doit exiger (8 août 2017).
[9] L’emploi de l’italique dans ce paragraphe permet d’identifier les divers tentacules ciblés par cette suggestion d’un parcours dans la pieuvre, pieuvre accessible en ligne sur le site des ÉGES.