Le 19 septembre dernier, à la Grande Bibliothèque du Québec, plus de 250 professeures et professeurs provenant des disciplines de la formation générale se sont réunis à l’initiative de la Nouvelle alliance pour la philosophie au collégial, la NAPAC¹. Ce qui a motivé la tenue de ce colloque est d’abord l’inquiétude soulevée par le tout-à-l’économie qui caractérise les recommandations du rapport Demers et le brûlot sur la formation générale qu’il contient en forme d’épilogue. Les discussions de la journée, initiées par une douzaine de présentations, ont porté sur une constellation de sujets, dont celui des finalités de la formation professionnelle.
Le rapport Demers et les finalités de la formation professionnelle
Le rapport Tremblay, ancêtre du rapport Demers
Dans sa présentation d’ouverture, Guy Rocher a rappelé que la Commission Parent avait mis en branle trois comités dans le cadre de ses travaux, dont l’un portait sur l’enseignement technique et professionnel. Il était présidé par Arthur Tremblay, le bras droit de Paul-Gérin Lajoie, alors ministre de la Jeunesse dans le gouvernement Lesage. C’est le rapport Tremblay (1962), ancêtre du rapport Demers, qui a dans une large mesure défini la vision de la formation professionnelle contenue dans le rapport Parent.
On le sait, ce dernier a recommandé l’intégration des formations générale et professionnelle, ce qui a conduit à la naissance des cégeps. C’est que le rapport Tremblay avait insisté d’une part sur la continuité entre ces deux dimensions de l’éducation (une même matière pouvant contribuer à la formation professionnelle ou générale dépendamment des intentions derrière son enseignement), d’autre part sur les limites intrinsèques à une formation professionnelle dispensée dans un cadre scolaire (l’école ne peut ni ne doit reproduire la variété des milieux professionnels, et doit en conséquence axer sa formation sur la polyvalence – ce qui n’est pas la même chose que la flexibilité ! ), enfin surtout sur la nécessité d’éviter de refermer l’éducation des jeunes adultes sur une spécialisation professionnelle, même choisie (un choix professionnel(1) peut être remis en question et (2) n’épuise pas le sens d’une vie).
Ainsi lit-on dans le rapport Parent que:
«La spécialisation véritable s’appuie sur la formation générale, et celle-ci enrichit celle-là. C’est en vue de réaliser cet objectif que nous recommandons un enseignement polyvalent en 12e et 13e années aussi bien qu’au cours secondaire. L’esprit de l’étudiant de 17 ans a besoin de se porter vers les disciplines intellectuelles et les travaux de laboratoire ou d’atelier qui correspondent à ses aptitudes ; c’est par l’approfondissement d’un ordre de connaissances qu’il découvrira de nouveaux horizons et qu’il trouvera une motivation à l’étude. Il a également besoin de garder contact avec les autres univers de connaissances pour ne pas restreindre prématurément son champ de vision. (Rapport Parent, tome 2, chap. VI, § 261).»
La formation professionnelle sous le joug de l’économisme
Quel contraste avec le rapport Demers où domine le lexique de la fluidité: on n’y compte plus les injonctions à la souplesse, l’adaptation, la flexibilité, l’utilité, le fait-sur-mesure. La vision de la formation professionnelle qui se dégage de ses recommandations est immensément réductrice et consiste essentiellement à seconder les flux de capitaux en préparant une main-d’œuvre qualifiée pour répondre aux besoins en capital humain qu’anticipent les acteurs économiques.
La «contextualisation de la réflexion sur les programmes d’étude et la formation collégiale» sur laquelle s’ouvre le rapport Demers en dit long à ce sujet. Elle se structure autour de deux axes: 1. «l’urgence d’agir» (p.35) pour arrimer les programmes aux besoins du marché du travail, et 2. «l’adéquation constante entre la formation, ou les compétences professionnelles, et les besoins des employeurs» (p.38), et cela tant au niveau des programmes techniques qu’au niveau de la formation aux adultes. On va jusqu’à lire que «la capacité concurrentielle des entreprises […] dépend » de la réponse du réseau collégial à ce «double défi» (p. 38). Non, le rapport n’est pas une commande du ministère du Développement économique mais du ministère de l’Éducation. À cette lecture des enjeux de la formation professionnelle, la réduisant à un avantage concurrentiel pour les entreprises, répond une conception mercantile de ce qu’est un être humain qui s’éduque. Par un hasard vraiment heureux pour les entreprises, les étudiantes et les étudiants sont justement «des citoyens qui souhaitent se doter des compétences utiles à leur propre développement et à celui du milieu socioéconomique auquel ils se destinent» (p.42)!
Le seul passage du rapport Demers qui rappelle que les cégeps visent aussi le «développement de la personne» s’empresse d’ajouter que c’est «en fonction des besoins actuels et prévisibles de la société» (p. 39). Le rapport n’en a ainsi que pour ces «besoins prévisibles», au risque de sacrifier ce qui, dans l’éducation, ne s’y réduit pas. On pourrait ici parler d’enseignement à obsolescence planifiée.
Quel contraste, encore une fois, avec l’horizon temporel que le rapport Parent associait à une éducation digne de ce nom! «À l’école, chaque nouvelle génération recueille l’héritage de connaissances et de vertus intellectuelles et morales que lui lègue la civilisation humaine; l’enfant s’y forme aussi en vue de la société de demain. […] L’éducation doit donc à la fois s’enraciner dans la tradition et se projeter dans l’avenir.» (Rapport Parent, tome 2, chap. I, § 1).
À partir du contexte de réflexion réducteur qui est le sien, on ne s’étonnera pas que le rapport Demers aboutisse à des recommandations marquées par le tout-au-marché et l’affaiblissement des ambitions éducatives de la formation professionnelle: création d’un Certificat d’études collégiales techniques (un diplôme professionnel sans formation générale); création d’un DEC par cumul d’attestations d’études collégiales (un DEC sans formation générale et sans finalité d’ensemble); décentralisation de certaines compétences vers les établissements pour que l’enseignement, voire la structure des programmes s’adapte aux besoins des «partenaires socio-économiques» de chaque cégep.
Par-delà les finalités de la formation professionnelle, les finalités de l’économie
La question que ne pose jamais le rapport Demers, contrairement aux rapports Tremblay et Parent cinquante ans plus tôt, est celle des finalités de l’économie. Or peut-on se demander comment former des professionnels sans se demander pourquoi on veut le faire?
En 1962, le paradigme d’une économie productiviste allait de soi. Qualifier professionnellement les Canadiens-français poursuivait ainsi des finalités économiques progressistes pour l’époque : on voulait d’abord les émanciper de la pauvreté économique, ensuite démocratiser les bénéfices matériels de la société de consommation, construire une économie nationale fondée sur de bons salaires et une forte demande, viser une croissance continue de la production de richesse au bénéfice général. Le moins qu’on puisse dire aujourd’hui est qu’il est urgent de trouver des alternatives à ce modèle économique, notamment en raison de son coût écologique. Une réflexion sur la formation professionnelle ne saurait se mettre simplement au service de la fuite en avant actuelle de l’économie productiviste.
Le rapport Parent mettait explicitement au jeu le fait que la civilisation ne se réduisait pas à des rapports économiques: «la civilisation ne repose pas que sur des fondements économiques, politiques et techniques, elle dépend tout autant d’une unité culturelle et spirituelle à laquelle doit contribuer l’enseignement» (Rapport Parent, vol. 2, chap. 1, § 19). Il faut peut-être justement revenir à ce genre de considérations qui tendent à valoriser une activité humaine à faible empreinte écologique: culture et éducation, entre autres. Dans tous les cas, ce n’est pas en affaiblissant la composante générale de la formation des personnes futures professionnelles et techniciennes qu’on permettra à celles-ci de contribuer à la recherche d’alternatives à l’économie néolibérale et à ses conséquences funestes sur les communautés et les écosystèmes.
L’enjeu de l’humanisme en éducation, cher au rapport Parent, est précisément d’éduquer des êtres humains capables de lire leur époque, de se situer dans le temps et de connaître le passé pour se projeter vers un avenir collectif. Comment ne pas reconnaître que ce besoin est criant aujourd’hui, à l’heure où la fable du « village global», qui, déjà il y a vingt ans avait rendu obsolète le langage colonial de la «civilisation», est elle-même aujourd’hui déjà dépassée par un horizon climatique mettant en jeu l’avenir de l’«espèce humaine» et de la «biosphère»? Les concepts requis pour comprendre qui nous sommes, ce qui nous attend et ce qui nous incombe, changent aujourd’hui en moins d’une génération. La réflexion collective sur notre avenir n’a peut-être jamais été à la fois aussi cruciale et aussi difficile à produire. Et c’est à ce moment de notre histoire qu’il faudrait réduire la formation des futurs professionnelles et professionnels aux besoins de compétitivité des entreprises?
Qu’on nous permette de le refuser.
Le comité école et société
On peut contacter le comité école et société par courriel à l’adresse: cesfneeq@csn.qc.ca
- On trouvera le programme de la journée ici: http://www.lanapac.org/billets-et-nouvelles/cegep-inc-la-destruction-programmee-de-la-culture et les fichiers audio des conférences ici: https://myspace.com/napac9/music/songs.