Chronique 103 – Vœux et résolutions pour réenchanter l’enseignement
Le tournant de l’année, entre le tourbillon de festivités et le répit d’entre deux sessions vient, pour plusieurs, avec son lot d’enthousiasme. En cette période de bons vœux, le comité école et société souhaite chaleureusement à l’ensemble des membres de la FNEEQ une année riche en rencontres, en échanges intellectuels, en débats féconds et en découvertes. Pour faire de ce vœu une réalité, en plus de l’activité physique, de la méditation, de l’ajout de verdure et de la chasse aux calories vides, le comité école et société (CES) propose de collectivement prendre la résolution salvatrice : (ré)enchanter l’enseignement !
Parce que oui, l’enseignement est un métier formidable, tellement humain, porteur d’un projet social, producteur de sens et créateur de commun, mais il est aussi traversé de tâches administratives, de production de documents institutionnels plus ou moins stimulants, de correction ennuyante et répétitive, de réunions pas toujours motivantes qui plombent un horaire déjà surchargé.
Ces dimensions de notre tâche peuvent nous paraître pénibles, mais on les réalise, parfois par habitude, souvent par obligation, parce qu’elles sont de l’ordre d’un mal nécessaire. S’il nous arrive de reprocher à nos étudiant∙es de succomber aux sirènes de l’intelligence artificielle (IA) lorsqu’iels réalisent des travaux scolaires, il faut admettre que, de notre côté aussi, la tentation peut être forte d’y recourir pour nous acquitter de ces tâches « pénibles » et chronophages : À l’IA le « plate », à nous le « fun » !
Pourquoi passer des heures à discuter en comité d’un document alors qu’un générateur de texte pourrait faire mécaniquement une synthèse de différents avis? Pourquoi plancher sur un plan de cours alors qu’il est si facile, avec une bonne requête (prompt) d’en faire produire un tout beau, et tout conforme, du moins en surface, aux critères départementaux ou institutionnels ?
Nous croyons que, malgré les apparences, la plus grande part du caractère pénible et répétitif de ces tâches survient lorsqu’elles ont été déracinées de leur sens. Par exemple, la production d’un plan de cours devrait d’abord et avant tout être un moment réflexif où l’enseignant∙e peut remettre en question ses pratiques et ses choix tant disciplinaires que pédagogiques. C’est à ce moment que les frustrations rencontrées dans la correction de toute la session précédente peuvent se sublimer en inspiration. C’est le moment de partager les problèmes, les incertitudes et les solutions avec les collègues (et, pourquoi pas, nos étudiant•es), et de faire preuve d’une authentique créativité face aux difficultés qu’on a rencontrées. Ainsi, déléguer une part de la planification pédagogique à une IA, c’est potentiellement se priver de cet espace de créativité essentiel au plaisir d’enseigner.
Reste que le moment créatif passé, on peut se plaindre à bon droit des étapes de mise en forme et de conformisation à diverses normes et politiques institutionnelles. Ici, (ré)enchanter l’enseignement demande peut-être de se remettre en question et de travailler collectivement à alléger certaines de ces obligations qui, politique après politique, chacune possiblement pertinente en elle-même, sont malgré tout venues scléroser la part créative de notre travail et alourdir indument nos documents. Parce que, face à nos étudiant∙es, faire naître l’étincelle de la curiosité, attiser le feu de la rigueur intellectuelle et battre ensemble le fer rouge de la connaissance pour en faire tant une œuvre, une arme ou un outil, demande de notre part de petits et grands actes de liberté, prêts à transgresser au besoin pour donner à l’humain les moyens de son autonomie !
Cette capacité à juger, à remettre en question, c’est justement celle qui est proprement humaine. Alors que les systèmes d’intelligence artificielle (SIA) peuvent reproduire des variations à partir d’un modèle déjà existant, le travail humain laisse à toutes les étapes une porte ouverte à la nouveauté, et c’est ce qui en fait à la fois son caractère agréable et sa valeur fondamentale.
Même la correction ?
Surtout la correction, oserons-nous défendre !
Bien sûr, la correction vient avec sa part de morosité. Terrain miné, s’il en est un, la correction est souvent dépeinte comme une activité désagréable, voire souffrante. Or, des SIA comme ChatGTP, contrairement aux choix multiples corrigés par lecteurs optiques d’antan, offrent des possibilités d’automatisation de plus en plus impressionnantes, même avec des objets complexes comme des textes entiers. Qu’aurions-nous à perdre à nous libérer d’un tel fardeau ?
À notre sens, voir dans les SIA une solution à la pénibilité de la correction serait une grave erreur, en fonction des visées de l’évaluation, qui ne se limitent pas à la sanction ou la « correction », mais qui englobent des éléments pédagogiques et sociaux fondamentaux. La correction peut, en effet, être un moment où certaines injustices ou lacunes de notre filet social se révèlent, par exemple quant aux méthodes de travail intellectuel, à la littératie ou la numératie. La correction est aussi un moment de la démarche plus large qu’est l’évaluation. L’évaluation remplit deux fonctions distinctes : d’une part, évaluer le potentiel de l’élève afin de le guider dans ses démarches, et d’autre part, juger de la maitrise des apprentissages réalisés par une sanction.
L’évaluation du potentiel, qu’on la fasse à titre de professseur∙e, d’enseignant∙e, de chargé∙es de cours ou d’auxiliaire d’enseignement, est au fondement même de notre profession. Composante essentielle de la relation pédagogique et moteur de progrès, elle n’a dans sa nature rien de pénible ou de répétitif. L’évaluation du potentiel est avant tout une communication à l’étudiant∙e ou à l’élève et à ses parents, selon le cas. Elle ne cherche en principe ni à trier les étudiant∙es, ni à les comparer les uns aux autres et pas même à établir officiellement leur « niveau ». En effet, relation dynamique, celle-ci implique que le jugement est temporaire. Si l’élève ne comprend pas des notions algébriques, on doit conclure qu’il ne les maitrise pas à ce moment-là, mais que le portrait pourrait changer après un nouveau cours, ou tout simplement avec le temps (et la maturité). L’évaluation du potentiel est un processus continu, où notre jugement professionnel est à son zénith, un aller-retour entre l’élève et le prof. Libre à lui ou elle de continuer ses efforts ou de se réorienter en fonction de ces évaluations. Dans ce contexte, échouer une évaluation aurait autant de sens que de dire qu’on aurait échoué à un test sanguin ! Le caractère « pénible » de la correction ne vient donc pas principalement de cette fonction.
La sanction, elle, est réservée habituellement à la preuve de la maitrise de compétences et/ou de connaissances. C’est un moment fondamental: l’étudiant∙e démontre si elle ou il peut réussir une tâche bien précise, de façon autonome. On souhaite des sanctions pour l’obtention d’un diplôme technique ou professionnel. La sanction intègre la notion d’échec. Aucune société ne veut d’une plombière qui a échoué sa qualification ou de l’avocat qui a raté le Barreau. Puisque la sanction est lourde de conséquences, l’enseignant∙e doit alors justifier chaque détail du processus : avoir des examens « équitables et inclusifs », permettant de minimiser les risques de triche, avec des grilles de corrections précises, qui déterminent la réussite ou l’échec. On cherche aussi parfois à habiller notre jugement qualitatif (pourtant rigoureux) d’allures quantitatives, notamment pour parer à d’éventuelles demandes de révision de note ou processus de plainte. Dans cette dimension, on voit clairement apparaître la correction dans toute sa lourdeur !
S’il est nécessaire que les établissements d’enseignement sanctionnent certains apprentissages, nous croyons qu’il existe un espace de liberté entourant l’évaluation qu’il est grand temps de se réapproprier.
Puisque, pour une grande part des évaluations, c’est d’abord l’appréciation du potentiel qui est visée, celle-ci peut alors (re)devenir créative et porteuse de sens. On peut envisager plus sereinement la précorrection, la co-évaluation, l’évaluation de groupe, les allers-retours entre l’élève et le prof et assouplir les frontières entre le formatif et le sommatif. Mais surtout, on peut espérer dégager un espace propice à une relation pédagogique ouverte, où entre étudiant∙es et enseignant∙es se cultive une confiance mutuelle plutôt qu’une peur du crayon rouge.
Évidemment, les conditions matérielles qui nous sont imposées comme étant normales rendent peu réalistes les modèles pédagogiques les plus enthousiasmants, en particulier autour de l’évaluation. Le nombre d’étudiant∙es par classe et le nombre de groupes par tâche poussent beaucoup d’entre nous à des solutions du genre SIA. Lorsque le nombre ne permet pas d’exercer un constant aller-retour, il devient tentant de standardiser la correction. Ce faisant, on passe d’un souci de la démarche d’apprentissage à un jugement sur le résultat. Certains élèves ou étudiant∙es vont alors réagir de la même façon : devant autant de travaux ainsi sanctionnés, ils vont chercher à répondre aux exigences en sous-traitant leurs travaux. Les SIA vont s’affronter (ou collaborer), devant nos regards médusés.
Ainsi, pour chasser la morosité ambiante, c’est peut-être justement la correction qu’il est le plus urgent de (ré)enchanter ! En 2025, alors que le développement du numérique et de l’IA présente une réelle pression à automatiser et précariser notre profession, alors que le fatalisme austéritaire de nos dirigeant∙es tente de nous ratatiner l’ambition, n’hésitons pas à proposer et défendre une vision joyeuse, créative et profondément humaine de l’éducation !
Le comité école et société
On peut contacter le comité école et société par courriel à l’adresse : cesfneeq@csn.qc.ca