Les nouvelles stratégies
Septembre 2006 – La suspension des négociations du cycle de Doha à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en juillet 2006, n’a pas soulevé une grande attention médiatique. Pourtant, cet événement aura des conséquences majeures sur les populations des 149 pays membres de cette grande organisation, qui a comme objectif de libéraliser le commerce international.
Rappelons les faits. Le cycle de Doha, appelé fallacieusement «cycle du développement», proposait principalement l’élimination des subventions et des barrières tarifaires dans le domaine de l’agriculture, la réduction des tarifs douaniers pour les produits non agricoles et une libéralisation des services suite à une complexe opération de marchandage, à travers laquelle les pays demanderaient la soumission de certains secteurs – tels éducation, eau, poste et courrier, télécommunications, etc. – aux règles de la concurrence.
L’arrêt des négociations a eu comme conséquence de paralyser l’ensemble de l’OMC. Ainsi était-il prévu, dans le cadre de l’AGCS, de s’attaquer aux réglementations intérieures, normes, qualifications, standards pouvant être vus comme des «obstacles au commerce». Ces lois pourraient êtres soumises à des «tests de nécessité», forçant les pays à les défendre devant des panels d’experts à l’OMC. Subissant les contrecoups de l’échec du cycle de Doha, ces négociations semblent elles aussi stoppées. Mais l’OMC n’a jamais cessé de nous réserver des surprises : à tout moment, les négociations peuvent reprendre. Plusieurs pays ont exprimé la volonté que soit relancé le cycle de Doha. Et de nombreux négociateurs s’activent dans l’ombre pour remettre l’OMC sur ses rails.
Le secteur de l’éducation – entre autres par la voie de l’Internationale de l’éducation – a manifesté à plusieurs reprise son désaccord avec les politiques de l’OMC et avec la façon dont on considère l’éducation dans l’Accord général sur le commerce des services (AGCS). Selon de nombreux intervenants, ce secteur ne doit pas se plier aux lois de l’offre et de la demande; il doit éviter une marchandisation généralisée qui empêcherait de rendre l’école accessible à tous, qui la rendrait servile aux besoins du marché et accorderait une importance démesurée au critère de rentabilité. Pourtant, plusieurs pays ont affirmé leur volonté de libéraliser leur secteur de l’éducation dans les négociations reliées au cycle de Doha. Suite au dernier sommet de l’OMC, qui a eu lieu à Hong Kong en décembre 2005, un groupe de pays, dirigé par la Nouvelle-Zélande, a adressé des demandes de libéralisation qui concernent, entre autres, l’éducation supérieure.
Des pays tels que l’Inde et le Canada défendent ce qu’on appelle, dans le jargon de l’OMC, le «mode 4». Ce « mode » permettrait, dans le secteur de l’éducation par exemple, l’exportation d’enseignants pour un temps limité. Les conditions de travail de ces enseignants se rapprocheraient de celles du pays d’origine, et non pas de celles du pays d’accueil. Ceci provoquerait une inquiétante concurrence entre les travailleurs et aurait comme conséquence de dégrader de façon considérable les conditions d’emploi.
Du temps pour résister, revoir ses stratégies
Il faut donc considérer la suspension des négociations comme une excellente nouvelle. Plusieurs opposants à l’AGCS étaient déconcertés par les pas de géant avec lesquels l’OMC avançait. Comment pouvait-on alarmer les populations sur des sujets larges et complexes, alors que le cycle de Doha devait se terminer en décembre 2006 et que tout devait se résoudre avant que George W. Bush ne perde, en juillet 2007, son «fast track», obtenu le lendemain du 11 septembre? (Ce «fast track» lui permet de faire adopter tout accord de commerce sans que ceux-ci ne puissent être amendés par le Congrès).
Cependant, il ne faut pas oublier que la suspension des négociations n’est en rien reliée à une remise en question de la libéralisation des services. Le cycle de Doha a échoué parce que les pays membres de l’OMC ne parvenaient pas à s’entendre sur la question de l’agriculture, essentiellement. L’AGCS reste donc intact.
Mais les opposants à l’AGCS ont désormais un allié précieux: ils ont du temps. Ils ne sont plus bousculés par des échéances trop serrées, ils peuvent s’organiser, réfléchir à des stratégies de lutte, à des alternatives.
La conjoncture internationale leur est désormais favorable. Les plans d’ajustement structurel dans les pays du Sud, qui exigeaient une libéralisation systématique des services, ont donné des résultats catastrophiques. Le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, qui prônent cette libéralisation, sont désormais en crise, et de nombreux pays évitent désormais d’avoir recours à eux. Dans les pays du Nord, des libéralisations dans des secteurs vitaux comme l’eau et les transports, ont donné, comme dans le Sud, des résultats déplorables. Exemple parmi tant d’autres : la privatisation du chemin de fer au Royaume-Uni a été un flagrant échec; le prix des billets a augmenté, la qualité du service a diminué et les accidents sont devenus plus nombreux.
La libéralisation des services se défend donc très mal. Pourtant elle reste à l’agenda politique dans tous les pays, elle continue à être souhaitée par les grandes compagnies et l’AGCS demeure pour celles-ci un instrument privilégié permettant de la favoriser à une très large échelle.
De nouveaux fronts de résistance
Les villes ont été parmi les premières à agir activement contre l’AGCS. À la suite de Vancouver en 2000, de nombreuses municipalités ont demandé une exemption de l’AGCS, ce que leur a refusé le gouvernement canadien. En Europe, de très nombreuses villes, régions, communes se sont déclarées hors AGCS. Au Québec, plus de trente villes, dont Montréal et Québec, ainsi que les deux fédérations de municipalités, ont adopté des résolutions qui s’opposent à cet accord. Depuis trois ans, en Europe, les collectivités locales contre l’AGCS se réunissent une fois par année pour organiser la lutte et défendre les services publics. Cette année, leur convention, qui rassemble aussi bien des élus, des syndicalistes et des représentants de la société civile, se veut internationale et aura lieu à Genève les 28 et 29 octobre.
Dans le secteur de l’éducation, l’Internationale de l’éducation est devenue l’un des observateurs les plus attentifs de l’évolution des négociations dans le cadre de l’AGCS. Ses rapports nous renseignent avec précision sur les positions des différents pays quant à la libéralisation du secteur. Cette solide connaissance du dossier permet de faire pression sur les négociateurs et d’interpeller plus efficacement les représentants des gouvernements.
Au Québec et au Canada, se sont créés de façon informelle des comités AGCS, composés de syndicats et de regroupements de citoyens. Ces comités ont comme objectifs d’informer les populations québécoise et canadienne sur les méfaits de l’AGCS et de sensibiliser les élus aux conséquences d’une libéralisation étendue du secteur des services. La suspension des négociations à l’OMC laisse place à une grande remise en question de cette libéralisation effrénée dans laquelle nous sommes engagés. Comment la mise aux enchères des services peut-elle profiter à l’ensemble des populations? Comment peut-on valoriser, répandre et rendre plus efficaces les services publics? Y a-t-il moyen de revoir le financement des services publics par une fiscalité plus équitable, plutôt que de tout abandonner à l’entreprise privée?
Voilà des questions qui concernent tous les citoyens et auxquelles il faudra répondre suite à un vaste débat. La suspension des négociations à l’OMC nous en donne clairement la possibilité.