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Chronique 15 – L’approche par compétence : inlassable débat

Mai 2008 – Si l’encre a beaucoup coulé sur les bienfaits ou les méfaits de l’approche par compétences, on peut dire que, encore aujourd’hui, on ne tarit pas sur le sujet. D’abord retenue pour la formation continue, puis imposée, à la suite de la réforme de 1994 dans le réseau collégial, elle est répandue maintenant à l’ensemble du système éducatif québécois. Mais ce n’est pas là une particularité du Québec, car plusieurs pays occidentaux en ont fait un cheval de bataille sous les auspices de l’OCDE. Pour certains types d’enseignement, elle aura constitué un changement de paradigme important, pour d’autres, qui relèvent notamment du secteur technique, elle aura contribué, à travers l’approche programme, à harmoniser et resserrer la formation.

Nonobstant le fait qu’on continue toujours à débattre de ce qu’est une véritable approche par compétences en éducation, un regard sur ses effets depuis 1994 serait peut-être de mise. Les étudiants apprennent-ils mieux? Réussissent-ils mieux? Y a-t-il un prix? Dans une économie dite du «savoir», qu’en est-il justement des savoirs? On pourrait prendre ces questions sous plusieurs angles. L’un de ces angles est la place de certains domaines de savoir connexes aux disciplines porteuses de programmes, notamment ces «savoirs fondateurs» qui jouent un rôle important dans la formation fondamentale comme les mathématiques, la physique, la sociologie, la psychologie, la biologie et bien d’autres.

Il y a quelque temps un enseignant de mathématiques au collégial a soumis un mémoire de maîtrise¹ qui analyse, entre autres, l’effet de l’approche par compétences sur l’enseignement des mathématiques dans les programmes techniques. Outre une étude étoffée des effets combinés de plusieurs aspects de la réforme – dont la pression pour la réussite – et une réflexion sur les tenants et aboutissants de l’approche par compétences², il nous donne des chiffres qui font réfléchir. On y apprend par exemple que le nombre d’inscriptions dans les programmes techniques en première session en mathématiques a chuté de 61,3% entre 1995 et 2005³. Il a décru, de 1996 à 2004, de 49,6% en ce qui concerne la deuxième session. Cela n’a pas contribué par ailleurs à augmenter le taux d’accès aux études techniques. De 1996 à 2005, le nombre de programmes qui ont des étudiants inscrits dans un cours de mathématiques est passé de 78 à 52 et le nombre total d’inscrits a chuté de 72%. Malgré cette baisse significative des inscriptions, le nombre de numéros de cours différents passe de 45 en 1989 à plus de 1300 en 2006, ce qui témoigne du resserrement des activités d’apprentissage autour des enjeux de programmes particuliers. De plus, pour un même programme, il y a des endroits où les mathématiques ont été évincées alors que, ailleurs, on a conservé le même nombre d’heures. Ces chiffres viennent confirmer ce que les professeurs de mathématiques du collégial font valoir depuis un bon moment. On peut trouver d’autres explications, comme l’attitude à l’égard de la discipline elle-même, mais le portrait est plutôt saisissant.

Au-delà de cette discipline particulière, la question se pose quant à la place qu’a faite la réforme à certains domaines du savoir. Une analyse similaire, à la fois quantitative et qualitative pourrait certainement contribuer à mieux saisir les effets à plus long terme de certains choix éducatifs, que nous les endossions ou non. Personne ne contestera l’importance de certains champs de connaissance dans la formation des étudiantes et des étudiants, particulièrement quant à l’aspect générique de cette dernière. Mais l’effet systémique est peut-être là: serions-nous en train de les évacuer, peut-être de façon irréversible?

Parce que, au-delà des mérites ou non de l’approche par compétences, on peut se questionner sur la façon dont elle a été appliquée dans l’élaboration de nos programmes. Le réseau collégial fait partie de l’enseignement supérieur et doit en témoigner. Les efforts de «contextualisation» des apprentissages, nourris par des énoncés de compétence qui renvoient à leur utilité immédiate – par exemple, savoir faire tel type de calcul dans un contexte de gestion – peuvent laisser penser qu’il n’est nullement besoin d’être un ou une spécialiste de la discipline pour montrer «comment faire». Cette improvisation pourrait constituer une dérive à moyen et long terme. Il est grandement question depuis un certain temps de la «transférabilité» des connaissances : on peut supposer que moins une connaissance est ancrée, plus elle est courte et pointue, moins elle sera transférable. D’ailleurs, une étude récemment parue4 montrerait que des étudiants de collège qui ont appris un concept mathématique avec des exemples concrets ne pouvaient appliquer cette connaissance à de nouvelles situations, alors que les étudiants qui avaient d’abord appris à conceptualiser l’opération étaient plus susceptibles de transférer ce savoir. Évidemment, il s’agit là d’un débat qui ne sera pas fermé de sitôt.

Pour certains, l’approche par compétences aura été un choix d’abord pédagogique, judicieux dans un contexte où il faut permettre au plus grand nombre d’accéder à la réussite. D’autres diront qu’il s’agit d’un choix politique qui répond à des impératifs de rendement économique dans un monde de concurrence. On peut en discuter longuement, mais une vigilance s’impose pour qu’elle ne produise pas des effets pervers irréversibles, à la fois sur les fondements mêmes d’une éducation que l’on veut de qualité, mais aussi sur l’univers des connaissances en général.


  1. Arpin, Robert, Approche par compétences : l’enseignement des mathématiques a-t-il un avenir dans les programmes d’études techniques au collégial ?, UQAM, juin 2007. On trouvera le mémoire à l’adresse suivante : http://www.cdc.qc.ca/pdf/786689_arpin_memoire_MA_UQAM_2007.pdf
  2. Cette recherche constitue une analyse et un historique très utiles pour comprendre la façon dont s’est implantée la réforme et pourrait certainement intéresser les enseignantes et les enseignants qui n’ont pas participé à l’élaboration des nouveaux programmes dans lesquels elles et ils enseignent.
  3. Notons qu’en 1984, il y avait déjà eu une diminution importante des heures de mathématiques, mais ces cours étaient communs à l’ensemble du réseau contrairement à aujourd’hui.
  4. Rapportée dans le New York Times, 25 avril 2007 http://www.nytimes.com/2008/04/25/science/25math.html?_r=1&scp=2&sq=&st=nyt&oref=slogin, ou encore sur le site Physorg, http://www.physorg.com/printnews.php?newsid=128266927 . Il s’agit d’une étude menée par une équipe de l’Ohio State University sous la direction de A. Kaminski, qui est parue dans l’édition du 25 avril 2008 de Science, vol 320, no 5875 (American Association for the Advancement of Science) sous le titre « Learning Theory : The Advantage of Abstract Examples in Learning Math ».