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Chronique 3 – L’enseignement supérieur en mal de financement

Point de vue prospectif

Du point de vue de l’économiste, il n’est pas difficile de définir ce que l’on demande à un système scolaire […]. Il n’y a pas non plus de difficulté en théorie à définir les situations satisfaisantes en comparant les coûts des diverses combinaisons et leur valeur sur le marché. […] Le plus grand obstacle provient de ce que même l’économiste ne croit pas que les prix du marché offrent les critères appropriés. Nous devons donc, inévitablement, livrer le problème à la méditation des philosophes, laquelle s’exerce sur les valeurs vraiment fondamentales. Arthur William Lewis, prix Nobel d’économie 1979¹.

Novembre 2006 – Le financement de l’enseignement supérieur est à l’agenda politique depuis bon nombre d’années. Tant les universités que les cégeps font valoir publiquement que leur sous-financement doit cesser, mettant en avant les études permettant d’évaluer les fonds manquants. Par ailleurs, le gouvernement s’est engagé à investir des sommes qui sont largement en deçà des besoins identifiés. La crise des finances publiques est systématiquement présentée comme le frein premier à un investissement significatif. Pourtant, l’argument purement financier semble de moins en moins probant. Certes, il y a toute la question des transferts fédéraux, mais la situation est loin d’être désastreuse, n’en déplaise aux ténors qui clament d’une seule voix le remboursement de la dette et la réduction des impôts. Y aurait-il d’autres motifs derrière le sous-financement de l’enseignement supérieur?

Une mouvance inquiétante
Le gouvernement ne cesse de faire valoir que le développement de l’enseignement supérieur est essentiel à notre avenir collectif. De la même façon, bien des intervenants mettent en avant le rôle que le développement de l’enseignement supérieur joue dans la croissance économique d’un pays, son importance pour attirer de grandes entreprises, particulièrement à valeur ajoutée intensives en recherche, pour le recrutement des «meilleurs cerveaux», pour l’émancipation technologique de la main-d’œuvre dans un contexte où les savoirs nécessaires s’étendent et se complexifient. Dans ce monde, il faut toujours voir plus grand, faire mieux que les autres et affronter le concurrent à corps perdu. Pourtant, du côté du gouvernement les gestes ne suivent pas la parole car d’un même souffle, nos élus tiennent un autre discours tout aussi insistant, celui du «moins d’États», de sa «réingénierie». Certes, les collèges et les universités sont importants, mais alors qu’on leur demande de rendre de plus en plus de comptes, on ne reconnaît pas qu’il y a péril en la demeure. Évidemment, la question ne se pose pas de la même façon pour les ordres d’enseignement collégial et universitaire et certains effets leur sont propres. Mais il y a un discours qui se fait insistant, à l’instar de celui qui vise bien d’autres investissements à même les fonds publics, c’est celui du «moins d’États» et la participation du secteur privé.

Cette volonté de réduire l’intervention de l’État prend des formes plus ou moins radicales suivant les pays. Ainsi le Royaume-Uni, les États-Unis, la Nouvelle-Zélande ont poussé cette mouvance plus loin que d’autres. De la même façon, les théoriciens de la Nouvelle gestion publique² prônent des moyens qui vont de réduction de l’État à son strict minimum, privatisant tout ce qui peut l’être, à ceux proposant que l’État soit géré comme une entreprise privée, soumis aux mêmes impératifs de rendement et de contrôle de la qualité dans un contexte de partenariat, de «sous-contractance» et de décentralisation.

L’accès à la formation
L’accessibilité à des études supérieures est une des valeurs sur lesquelles repose notre système d’éducation dont découle la gratuité scolaire au collégial. Laissées à elles-mêmes avec leur déficit, les institutions ne voient d’autre choix que de revendiquer une imposition plus élevée ou une hausse des frais de scolarité. Il s’agit évidemment de transférer à l’individu, usager et client, l’effet de la diminution des fonds publics. Un point de vue particulièrement radical sur cette question nous est offert par un des avocats les plus connus du néolibéralisme, Milton Friedman, dans Free to choose. Pointant du doigt les collèges et les universités qui ont des frais de scolarité bas, particulièrement parce que subventionnés par l’État, il considère que pour plusieurs jeunes qui y vont «college is a pleasant interlude between high school and going to work. Attending classes, taking examinations, getting passing grades – these are the price they are paying for the other advantages, not the primary reason they are at school. […] The situation is very different at private institutions. Students at such institutions pay high fees that cover much if not most of the cost of their schooling. […] The important thing is that the students are the primary customers; they are paying for what they get, and they want to get their money’s worth. The college is selling schooling and the students are buying schooling»³.

D’autres diront aussi que ce qui ne coûte rien, ne vaut rien. Il faut s’inquiéter d’un certain discours qui laisse entendre que trop de jeunes fréquentent les institutions postsecondaires, que ce phénomène contribue à abaisser la qualité de l’éducation qui y est offerte et que nombre de ces jeunes gagneraient à entrer plus tôt sur le marché du travail, considérant même que les employeurs sont complices de cette surenchère de diplômes, alors que bien des emplois n’exigent pas une telle scolarité. On laisse aussi croire qu’en diminuant ou en éliminant les bourses, ou encore en introduisant des frais de scolarité plus élevés, les jeunes – on évite de dire les moins fortunés – réfléchiront plus longuement aux coûts et bénéfices d’un tel choix et opteront rationnellement pour des études plus courtes.

On peut penser que, chez nous au Québec, nous sommes loin de cette tendance, que nous croyons fermement que chacun doit avoir la chance de poursuivre des études et que le revenu ne doit pas constituer un obstacle. Mais le discours en faveur d’un État minimaliste est répandu et il faut craindre qu’il puisse être convaincant dans un contexte de sous-financement des établissements d’enseignement.

La recherche de sources alternatives de financement
Ainsi, le sous-financement est une façon détournée d’obliger les institutions à trouver des revenus autrement, ce qui peut parfois conduire à une forme de privatisation déguisée d’activités pourtant considérées essentielles. Le sous-financement crée des pressions pour que les établissements d’enseignement recherchent des fonds privés, créent des fondations et développent des partenariats, faisant craindre une importante perte d’autonomie et la soumission à des impératifs éloignés de leur mission. Il met en concurrence les institutions et les programmes pour l’obtention de ces mêmes fonds. Il opère une distinction entre les disciplines rentables et celles qui le seraient moins, celles dans lesquelles on sera prêt à investir et celles dont on doute de la valeur économique. À l’instar de l’entreprise privée, une discipline qui ne pourra ou ne voudra pas s’alimenter à certaines sources devra être abandonnée. Cette nécessité de se tourner vers des fonds extérieurs ne peut être rencontrée sans un déplacement du centre de décision dans un contexte où les intérêts doivent être partagés entre celui qui finance et celui qui bénéficie du financement. Cela pose la question de l’autonomie et de la liberté académique, tant individuelle que collective.4 Un autre aspect du désinvestissement passe par la décentralisation de la gestion de l’éducation, remettant entre les mains des régions et des municipalités des responsabilités majeures quant à l’organisation de l’offre de formation et de son financement5. Du même coup, on dit garder le contrôle sur les résultats en instaurant des systèmes de reddition de comptes de plus en plus complexes et sophistiqués. On s’intéresse moins au processus, à l’intégration harmonieuse des différentes composantes du système, qu’au rapport coût/bénéfice qu’il génère.

La mondialisation du marché de l’éducation
Cette décentralisation des lieux de décision, laquelle va de pair avec un délestage vers les établissements d’obligations qui devraient relever de l’effort collectif, met d’une certaine façon la table pour une perméabilité plus grande de notre système d’enseignement supérieur aux pressions du libre-échange, notamment de l’AGCS6 , dont les termes exigeraient la concurrence avec les fournisseurs de services éducatifs d’autres pays, des États-Unis par exemple. La mondialisation sert souvent de prétexte pour justifier les réformes et les changements qu’on cherche à imposer au système d’enseignement supérieur. La concurrence accrue entre les institutions, la volonté de s’aligner sur les standards internationaux – dans la foulée de laquelle on peut placer la remise en question du niveau collégial -, la volonté de voir les établissements se tourner vers d’autres sources de financement préparent d’une certaine manière l’ouverture de ce marché7.

Ne pas passer à côté de l’essentiel
Certains diront peut-être qu’il s’agit là d’une vision alarmiste, mais le discours dont nous parlons existe bel et bien, il est même plutôt fréquent dans la bouche des recteurs, et de graves dérives sont tout à fait envisageables. Un système d’enseignement supérieur accessible, ouvert, bien financé, équilibré et autonome dans ses choix, constitue une grande richesse autrement que d’abord économique pour un peuple et pour les générations à venir. Le défi à relever collectivement est celui de permettre l’accès aux études le plus large possible aux jeunes désireux de poursuivre des études sans céder sur la qualité de l’enseignement. Le défi est aussi de préserver l’indépendance du système tout en s’assurant qu’il soit ouvert. Il importe de comprendre ce qui se trame derrière le sous-financement du secteur de l’éducation alors que nous visons à développer une société plus juste et plus démocratique. Il faut penser à long terme.


  1. W. Arthur Lewis, «Aspects économiques de la qualité en éducation», Les aspects qualitatifs de la planification en éducation, Préparé part C. E. Beeby, Unesco: Institut international de planification de l’éducation, 1970. À vrai dire, malgré qu’il ait toujours été ainsi libellé, il n’y a pas vraiment de prix Nobel d’économie, cette discipline ne figurant pas à l’origine parmi celles retenues par Nobel. Il s’agit en fait d’un prix institué par la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel. Retenons aussi ce propos qu’il place en premier point dans le résumé de son intervention: «En étudiant la qualité dans l’éducation, on peut y distinguer l’éventail, la pyramide, et la réussite. Chacun de ces aspects est mesurable, a un prix de revient et une valeur marchande qu’il est possible de déterminer. Mais le prix du marché n’est pas un facteur décisif pour les raisons suivantes: a) l’éducation a pour mission de transformer la société et non pas seulement de s’y adapter; b) le prix du marché ne traduit pas la véritable pénurie de ressources; et c) l’éducation est aussi un système de valeurs qui ne sont pas chiffrables sur le marché.»
  2. Peut-être mieux connue sous l’appellation « New Public Management », courant qui origine de la montée des idées néolibérales. On trouvera sur Internet beaucoup de références à cet égard … et sur ses ratés. Pour un aperçu critique de ses fondements voir F.X. Merrien, «La Nouvelle Gestion publique: un concept mythique» à l’adresse suivante : /www.erudit.org/revue/lsp/1999/v/n41/005189ar.pdf. On peut aussi lire de Michel St-Germain, «Une conséquence de la nouvelle gestion publique: L’émergence d’une pensée comptable en éducation», Éducation et francophonie, vol XXIX, no 2, 2001 (aussi disponible sur support électronique). On y lira: «Dans ce texte, on présentera quelques fondements théoriques sur la Nouvelle Gestion publique (NGP), paradigme de gestion à la base de la plupart des nouvelles réformes éducatives. Les principes peuvent se résumer à quelques mots : participation décisionnelle accrue des usagers vus comme consommateurs et électeurs, obligation de résultats quantifiables, décentralisation, imputabilité accrue, mise en place de cadres de contrôles.»
  3. Friedman, Milton & Rose, Free to choose, Avon Books, New York, 1979, p.165-6. Pour une version encore plus radicale de cette façon de voir, très instructive quant aux dérives d’un discours sur la nécessité de faire payer aux étudiants «tout» le prix de leur formation (des entreprises privées pouvant venir en aide aux plus pauvres en les subventionnant en échange de services qu’ils rendront plus tard – le cas de IBM cité en exemple), voir sur le site internet du «think tank» The John William Pope Center for Higher Education Policy (Caroline du Nord): George C. Leef, «The Overselling of Higher Education», 2005. Par ailleurs, on peut lire sur le site américain du National Center for Public Policy and Higher Education dans «Responding to the Crisis in College Opportunity » qu’on estimait en 2003 à 250 000 le nombre d’étudiants potentiels qui ont été exclus de l’enseignement supérieur à cause de la montée des frais de scolarité ou encore des coupures dans les admissions ou les programmes offerts. «In 2003, states (directly or indirectly) and public colleges and universities replaced most lost state revenues by increasing tuition. The consequence was that the major burden of reductions in state higher education budgets was borne by students and families in the forms of reduced college opportunity, steep tuition increases, and increased debt».
  4. Pour mesurer comment, même au primaire et secondaire, la recherche de sources alternatives de financement change le paysage des institutions, voir «La commercialisation des écoles canadiennes: qui mène la barque?», étude et enquête conjointe des Fédération canadienne des enseignantes et des enseignants, Centre canadien des alternatives politiques, Fédération des syndicats de l’enseignement (CSQ), 2006. De quoi réfléchir longuement.
  5. Il est intéressant de constater depuis quelques années la pression pour développer la loyauté à l’institution, l’engagement institutionnel dans le cadre de missions et d’objectifs à développer localement. La pression pour la négociation locale dans les cégeps pourrait aussi participer de ce discours.
  6. Voir à cet égard l’excellent essai de Claude Vaillancourt, Mainmise sur les services, Éditions Écosociété, Montréal 2006.
  7. Dans ce même esprit, on peut aussi penser à l’évaluation des individus, à l’insistance sur la performance individuelle dont certains croient qu’elle devrait même être la mesure de la rémunération